Le changement climatique, la raréfaction des ressources en eau et l’expansion rapide de la population urbaine engagent à penser autrement la gestion de l’or bleu en milieu urbain. Les grandes métropoles du globe, comme San Francisco, Le Cap, Bangalore ou Barcelone, luttent contre des crises hydriques récurrentes. «Nous devons emprunter de nouvelles voies pour augmenter la résistance des villes face aux problèmes causés par des sécheresses toujours plus fréquentes», déclare Christian Binz, responsable de groupe au département Sciences sociales de l’environnement de l’Institut de recherche sur l’eau Eawag. «Le recyclage local de l’eau est l’une des solutions envisageables. Il fournit une autre source hydrique fiable pendant les périodes de sécheresse, par exemple dans les métropoles d’Inde, d’Afrique et de plus en plus aussi d’Amérique du Nord. Mais le recyclage des ressources contenues dans les eaux usées, comme l’énergie et les nutriments, gagne également en importance.»
Les villes phares ouvrent la voie vers des solutions sanitaires et circulaires
Depuis plus de 20 ans, l’Eawag développe des solutions d’avenir dans le cadre de plusieurs programmes de recherche pour gérer l’eau et les ressources qu’elle contient dans des petits circuits. En petites équipes interdisciplinaires, l’institut explore en outre comment intégrer les nouvelles technologies dans la pratique. À cet effet, les chercheuses et chercheurs ont étudié plusieurs métropoles à travers le monde qui ont opté avec succès pour une gestion circulaire des eaux urbaines, dont San Francisco, Bangalore, Hambourg, Paris, Genève et Helsingborg.«Nous avons remarqué que de nombreuses solutions intéressantes pour le traitement circulaire des eaux potables et usées sont déjà appliquées tout autour du globe», explique Christian Binz. «Néanmoins, les parties prenantes interagissent à peine.» En collaboration avec l’Université de Californie ÜBerkeley et l’entreprise de conseil BlueTech Research, l’Eawag a donc invité en 2023 des spécialistes de renom venant de villes, de sociétés et d’organisations internationales de l’eau, mais aussi des institutions d’investissement, comme la Banque mondiale, pour un atelier à Dübendorf.
L’institut de recherche a résumé les résultats dans un livre blanc «Mainstreaming Decentralized Urban Water Management Solutions for Sustainable Cities». Outre la description des villes phares, trois feuilles de route forment le coeur de ce rapport. Elles décrivent trois approches différentes pour appliquer à grande échelle des solutions circulaires de gestion de l’or bleu: (1) la réutilisation de l’eau sanitaire au niveau des bâtiments, (2) la récupération des ressources à l’échelle des quartiers et (3) le recyclage décentralisé des nutriments. «Avec cet atelier et ce livre blanc, nous voulons mettre en place un réseau international afin de diffuser à travers le monde les idées et les connaissances sur les solutions circulaires de gestion de l’eau», explique Christian Binz, le principal organisateur de l’atelier. «Les villes phares sont censées inspirer les urbanistes à opter pour de nouvelles approches dans le développement des infrastructures locales. L’objectif est que toutes les villes n’aient pas à commencer de zéro lorsqu’elles planifient, construisent et exploitent des systèmes innovants pour la gestion de l’eau.»
Feuille de route 1: réutiliser l’eau sanitaire au niveau des bâtiments
L’une des approches pour une gestion circulaire de l’eau consiste à équiper chaque bâtiment d’une station d’épuration pour traiter ce précieux élément directement sur place et le réutiliser localement. Les principales étapes de cette feuille de route consistent à standardiser les technologies déjà existantes, à baisser leur coût pour la fabrication, l’exploitation et l’entretien, à les commercialiser à grande échelle et à convaincre les propriétaires d’immeubles de leurs avantages. Les métropoles de San Francisco et Bangalore ont opté pour cette solution.
À gauche: station de traitement des eaux noires dans le nouveau quartier portuaire Mission Rock, à San Francisco (photo: San Francisco Public Utilities Commission)
À droite: station décentralisée de réutilisation de l’eau dans un hôpital de Bangalore (photo: Johan Miörner) Le programme «Onsite Water Reuse System» de San Francisco a été déployé en 2012 pour rendre la ville plus résiliente aux périodes de sécheresse récurrentes. Les prescriptions municipales ont été renforcées à plusieurs reprises, la dernière fois en 2021, lorsque la réutilisation locale de l’eau est devenue obligatoire pour les bâtiments commerciaux, résidentiels et mixtes d’une surface supérieure à 9200 m2. Afin de renforcer la confiance envers les systèmes de recyclage sur site, la ville propose aux parties prenantes un soutien technique au niveau local, mais aussi dans le cadre d’un partenariat de la National Blue Ribbon Commission, qui compte 15 autres États fédéraux.
L’eau sanitaire traitée est réutilisée pour alimenter les toilettes, laver le linge ou arroser. Actuellement, 43 stations sont en service et 66 autres sont en cours d’autorisation. La ville a prouvé que les systèmes de recyclage local de l’eau peuvent être gérés de manière professionnelle, qu’ils sont bien régulés et que leur exploitation est sûre. «Rien qu’en 2023, San Francisco aura économisé approximativement 170 millions de litres d’eau potable, ce qui correspond à la consommation annuelle d’environ 3000 habitantes et habitants. En 2040, les économies annuelles équivaudra à la consommation de 30’000 personnes», assure Paula Kehoe, directrice des ressources en eau de San Francisco. D’après elle: «Les programmes de réutilisation locale de l’eau bien menés nous aident à gérer durablement nos ressources limitées, en particulier pendant les années de sécheresse.»
La situation est encore plus dramatique à Bangalore: l’eau y est déjà extrêmement limitée, la multiplication des périodes de sécheresse aggrave les conditions, d’autant que 500’000 personnes s’installent en ville chaque année. Actuellement, des complexes immobiliers entiers ne sont plus alimentés. Il est néanmoins impossible de planifier dans un délai raisonnable des systèmes de conduites et de canalisations diversifiés pour l’approvisionnement en eau potable ou le traitement des rejets, sans même parler de les construire. «Nous devons traiter les eaux usées directement sur place et les réutiliser dans de petits circuits. Et ce, non seulement pour obtenir de l’eau sanitaire, mais à terme aussi de l’eau potable», précise Shreya Nath, responsable de projet pour l’ONG WELL Labs à Bangalore. «Ici, cette approche s’impose de plus en plus comme l’unique solution pour approvisionner avec fiabilité la population pendant les périodes de sécheresse».
À Bangalore, les nouveaux immeubles résidentiels d’une certaine taille doivent par conséquent installer des systèmes de traitement et de réutilisation des eaux usées. La ville compte actuellement 3000 systèmes en service qui recyclent 20 % de ces rejets urbains. Un marché pour le traitement décentralisé a même vu le jour dans la ville. Des entreprises innovantes proposent des solutions grâce auxquelles les immeubles peuvent vendre leurs eaux usées traitées à une clientèle composée de blanchisseries, de chantiers de construction ou d’autres industries.
Feuille de route 2: gérer les ressources dans des circuits au niveau des quartiers
La mise en place d’une économie circulaire au niveau des quartiers urbains est une deuxième solution innovante pour la gestion urbaine de l’eau. Le principe essentiel de cette approche repose sur la séparation des flux de déchets (par exemple l’eau de pluie, l’urine ainsi que les eaux grises et noires) directement à la source et leur traitement ciblé dans le quartier. Il est ainsi possible de produire de l’électricité, de l’engrais et de la chaleur, en plus de l’eau sanitaire. Contrairement au modèle précédent, la diffusion de cette approche ne dépend pas des propriétaires d’immeubles, mais des entreprises d’approvisionnement de la ville, d’évolutions de la politique urbaine et du développement de nouvelles stratégies par les sociétés de promotion immobilière. À Hambourg et Helsingborg, la vision «zéro émission nette» a été la motivation première pour s’aventurer sur cette voie.
À gauche: installation de fermentation de HAMBURG WATER Cycle, dans laquelle les matières fécales transportées dans des conduites sous vide sont utilisées pour la fabrication de biogaz. (Photo: Krafft Angerer / HAMBURG WASSER)
À droite: traitement séparé de divers flux de déchets dans la station RecoLab à Helsingborg (photo: Sara Perfekt / NSVA) Le Jenfelder Au, à Hambourg, est un quartier de 640 logements et 1500 âmes. C’est également la plus grande zone résidentielle d’Europe à gérer depuis 2017 ses eaux usées avec cette approche. Avec 900 habitantes et habitants dans 340 logements ainsi que 32’000 m2 de surfaces de bureaux, le quartier H+ d’Helsingborg existe depuis 2020 et récupère également de l’eau, des nutriments et de l’énergie en recyclant les eaux usées. La ville collecte aussi les déchets alimentaires afin de produire du biogaz utilisé comme carburant pour les transports publics. «Si l’on veut construire des villes durables, il faut complètement repenser des districts entiers et leurs flux de substances», assure Hamse Kjerstadius, responsable de projet auprès du centre communal de traitement des eaux usées NSVA. «Si l’on veut boucler les cycles des nutriments, de l’énergie, de la chaleur et de l’eau de manière intégrative, les départements d’approvisionnement et d’urbanisme doivent faire preuve de créativité pour s’affranchir de l’approche en silo.»
Feuille de route 3: recycler les nutriments au niveau des villes avec l’agriculture régionale
La troisième feuille de route, qui se focalise sur les nutriments contenus dans les eaux usées, va encore plus loin. Cette approche dépasse les frontières urbaines et intègre l’agriculture aux alentours des villes et en leur sein. L’objectif consiste à récupérer dans les flux d’eaux usées urbaines 80 % des principaux nutriments (azote, phosphore et potassium) et à les utiliser comme engrais ou humus bio. Cela présuppose d’une part de séparer ces flux à la source dans les foyers, par exemple en utilisant des toilettes NoMix. D’autre part, il faut que la démarche implique les utilisatrices finales et utilisateurs finaux dans les villes et l’agriculture locale.
À gauche: toilettes sèches à la Coopérative Équilibre de Genève (photo: Coopérative Équilibre)
À droite: prototype d’un urinoir sec à Paris. (Photo: Ville de Paris / Paris & Métropole Aménagement) Exigeante en matière de coordination, cette approche n’en est qu’à ses balbutiements, mais recèle un fort potentiel. Genève et Paris sont les deux villes qui suivent déjà cette voie. Dans la première, la Coopérative Équilibre montre depuis plus d’une décennie que la gestion des nutriments à petite échelle est faisable. Elle a installé des systèmes de toilettes sèches exploités par des coopératives de logement dans trois projets d’habitat comptant 400 à 1300 personnes. L’urine et les matières fécales y sont recyclées en engrais, compost et eau d’arrosage, puis utilisées dans les jardins environnants.
Contrairement à cette approche ascendante à Genève, la ville de Paris mène un projet d’aménagement innovant dans le quartier Saint-Vincent-de-Paul. Depuis 2018, il se transforme en écoquartier avec 600 logements, des commerces et d’autres installations dotées d’infrastructures circulaires. L’urine collectée séparément grâce à des toilettes de séparation est transformée en engrais dans des stations locales. Celui-ci sera ensuite utilisé par la municipalité pour les espaces verts de la ville. La construction sera bientôt achevée et raccordera en fin de compte plus de 4000 personnes au système local de séparation de l’urine.