A Vercorin, comme chez les Papous

Georges Amoudruz arrivant à l’alpage d’Orzival à dos de mulet en aoû
Georges Amoudruz arrivant à l’alpage d’Orzival à dos de mulet en août 1937. © Ville de Genève
Ingénieur et spéléologue, Georges Amoudruz (1900-1975) a constitué une vaste collection au sujet des habitants des Alpes. Son travail est mis en valeur par un site internet, fruit d’une collaboration entre un chercheur de l’UNIL et le Musée d’ethnographie de Genève.

Le Genevois Georges Amoudruz (1900-1975) ne fut pas un personnage banal. Spéléologue connu, cet ingénieur se passionna pour la culture populaire de tout l’arc alpin, et plus particulièrement pour la figure du montagnard. Sa collection phénoménale comptait 8000 objets, 1200 classeurs d’archives et de documents, des périodiques et 5000 estampes ou cartes anciennes, ainsi qu’une bibliothèque de 7000 ouvrages.

’ Des collectionneurs comme Georges Amoudruz ne furent pas rares dans les années 30, explique Jean-François Bert, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d'histoire et anthropologie des religions (Faculté de théologie et de sciences des religions). A l’époque, les folkloristes estimaient que le savoir se constitue en accumulant tout ce qui leur semblait intéressant, des objets aux contes. ’ Leur discipline vivait alors pourtant son crépuscule, avec le développement de l’ethnographie dans les universités.

A sa mort, la collection de Georges Amoudruz fut acquise par la ville de Genève. Elle constitua le noyau du Département Europe du Musée d’ethnographie de Genève (MEG). Pendant les années qui ont suivi, ’ sa documentation a été utilisée, par exemple pour des expositions, ou même enrichie. Mais le travail d’inventaire n’a pas été totalement fait ’, indique Jean-François Bert.

La manufacture du savoir

Pour revenir à ’ l’état premier ’ de cet ensemble et montrer comment un folkloriste travaillait, un site a été créé par le MEG, en collaboration avec le chercheur de l’Université de Lausanne. Jean-François Bert se passionne pour la fabrication de la connaissance, par exemple à travers la figure et les méthodes de travail des chercheurs. Son ouvrage le plus récent, Comment pense un savant , est justement consacré au fichier gigantesque de Georges-Louis Le Sage (1724-1803).

Afin de rendre lisible la démarche de Georges Amoudruz, Jean-François Bert et ses collègues Federica Tamarozzi et Grégoire de Ceuninck du MEG ont choisi de traiter ’ un moment fondateur : son enquête à Vercorin, dans le Val d’Anniviers ’. Là-haut, dans les années 30, le Genevois ’ appris le patois, récolta beaucoup d’objets et observa les techniques d’artisanat utilisées par les habitants. ’

Georges Amoudruz ne convoitait pas les objets seulement par leur aspect esthétique ou artistique, mais ils se passionnait pour ce qui les liait entre eux et a acquis souvent plusieurs exemplaires. Sa collection contient par exemple des cadenas, des verres, des quenouilles ou des cannes. ’ C’est leur fonction qui comptait à ses yeux, et la manière dont les Hommes les utilisaient. ’ De plus, la richesse des formes et des matières le fascinait. Dans ce cadre, comment mieux rendre compte de cette diversité autrement qu’en créant des séries ?

Enquête au bistrot

Dépourvu de bloc-notes, le folkloriste comptait sur sa mémoire et fréquentait les bistrots pour recueillir les récits et les légendes. Malgré son mariage avec Agnès Vocat, une native de Vercorin, les villageois se méfiaient de lui. oeIl a développé des stratégies pour approcher les gens, tout comme nos étudiants en anthropologie ou sociologie de 2019. Il n’est pas possible de placer un enregistreur sous le nez de quelqu’un en lui demandant de raconter des histoires ’, note Jean-François Bert. Devant se faire accepter, Georges Amoudruz mena dans le val d’Anniviers le même travail que s’il se trouvait dans un village papou, sous les Tropiques.

Libre, hors du cadre universitaire, l’autodidacte genevois permet d’interroger le passage du folkloriste à l’ethnographe. Ce marginal, parfois raillé, mit pourtant en place une classification pour que fonctionnent de manière organique ’ les trois massifs de sa collection : sa bibliothèque, ses documents et ses objets ’, relève Jean-François Bert. Tout en gardant son statut d’outsider, il possédait des contacts avec des scientifiques de son époque, comme le professeur Eugène Pittard, directeur du MEG. Son appartement de la Rue de l’Arquebuse prenait des allures de cabinet de curiosités, un lieu où des visiteurs venaient par exemple consulter des livres introuvables ailleurs.

Nostalgie d’une Suisse perdue

Une question revient, face à la masse d’objets, de dessins et de photographies collectées : pourquoi - ’ Je n’ai pas de réponse, souligne Jean-François Bert. Mais je crois qu’il était mu par la nostalgie. ’ Georges Amoudruz fut très conscient que le monde qu’il observait disparaissait, à mesure que la Suisse changeait. oeIl retourna régulièrement à Vercorin dans les années 50, alors que le village se développait, grâce aux routes et aux remontées mécaniques. ’

Aujourd’hui, Jean-François Bert et Federica Tamarozzi espèrent que l’accessibilité plus grande donnée aux archives de Georges Amoudruz va susciter de l’intérêt auprès des historiens bien sûr, mais aussi chez les étudiants, ethnologues ou sociologues, amenés à se poser les mêmes questions autour de la matérialité et de l’organisation du savoir que le folkloriste.

Un ouvrage de référence: Georges Amoudruz à Vercorin, L'arche perdue . Par Bernard Crettaz. Monographic (1988).