Du XVe au XVIIIe siècle à Fribourg, des dizaines de victimes des chasses aux sorcières et aux sorciers ont péri sur le bûcher. Des centaines de personnes ont été inquiétées, suspectées, torturées. Leur seul crime était le plus souvent de sortir de la norme, explique l’historien Lionel Dorthe. Conférence-débat le 19 septembre 2024.
A partir du XVe siècle, l’idée grandissait que des sectes d’adorateurs du diable se liguaient contre la Chrétienté, conduisant à travers l’Europe à de nombreuses vagues de chasses aux sorciers et aux sorcières. Suspicions et dénonciations culminèrent aux XVIe et XVIIe siècles. Du paysan prospère au vagabond, de la femme veuve ou sans mari à l’adolescent livré à lui-même, il en fallait alors peu pour tomber dans les griffes de la justice pour fait de sorcellerie.
On est loin de l’image d’Epinal de la sorcière au nez crochu, à califourchon sur un balai. «A l’exception des élites, l’ensemble de la population pouvait être inquiété. Même si le plus souvent, il s’agissait de personnes qui, à un moment donné et pour diverses raisons, se situaient hors des normes sociales», relève Lionel Dorthe. Responsable des fonds anciens et de la promotion du patrimoine documentaire aux Archives de l’Etat de Fribourg, il est l’auteur avec sa collègue Rita Binz-Wohlhauser de l’édition des procès en sorcellerie menés à Fribourg entre le XVe et le XVIIIe siècle.
Six années d’un éprouvant travail, sur le plan émotionnel, effectué dans le cadre d’un projet de la Fondation des sources du droit suisse. «En lisant les comptes-rendus d’interrogatoires et de jugements, j’ai souffert de toute cette souffrance», nous confie Lionel Dorthe, également chargé de cours en histoire médiévale à l’Université de Fribourg. Une page douloureuse de l’histoire fribourgeoise, mais un nécessaire travail de mémoire sur lequel reviendra l’historien, en compagnie du journaliste Cyril Dépraz, jeudi 19 septembre 2024, lors d’une conférence-débat du programme culturel MEMO de la ville de Fribourg. Collaboration qui s’inscrit dans la continuité du podcast Au terrible temps des sorcières.
La torture, un outil légal
Durant l’Ancien Régime, il n’existait pas de séparation des pouvoirs et la torture constituait un outil légal dont se servaient les juges pour arracher des aveux aux victimes. Aveux qui avaient force de preuves. On accusait les prétendus sorciers et sorcières, que l’on imaginait complices du Malin, de tuer bêtes et êtres humains, de rendre malade par l’usage d’onguents et de poudres diaboliques, de faire tomber la grêle ou encore de tarir les pis des vaches, d’être des «tireurs de laits» (Milch-Zieher en allemand). La mort attendait parfois les victimes à l’issue de la procédure. Les personnes condamnées étaient le plus souvent suppliciées par le feu sur la colline du Guintzet.
Sur les 360 procès conduits par le bras séculier de la «Ville et République de Fribourg» entre 1493 et 1741, environ un quart des instructions ont abouti à la mort des condamné·es. «Le bannissement était quant à lui prononcé par les juges dans près de la moitié des cas. Il pouvait être de deux ordres. Soit les personnes devaient quitter le territoire fribourgeois, soit elles se trouvaient cantonnées aux frontières de leur paroisse», explique Lionel Dorthe. Moins souvent, il arrivait que les juges lèvent les charges et relâchent les personnes. C’est d’ailleurs l’un des intérêts du travail de Lionel Dorthe et de Rita Binz-Wohlhauser d’avoir édité l’ensemble des procès menés pour sorcellerie, et pas seulement ceux aboutissant à une condamnation à mort. Ce qui permet de saisir le phénomène dans une perspective plus large.
Deux frères habiles
On découvre ainsi le cas des frères Georges et François Rimy, deux paysans de Charmey. Au milieu du XVIIe siècle, ceux-ci ont été suspectés d’être des Milch-Zieher. Une accusation courante dans cette région vivant de l’économie laitière. «Dès qu’un paysan subissait une baisse de production, il avait tôt fait d’accuser le voisin de lui voler le lait de manière surnaturelle», fait remarquer Lionel Dorthe. Or les deux frères Rimy, connus dans la région pour avoir fait les quatre cents coups, ont su défendre leur cause avec intelligence. Sans jamais avouer, ils se sont justifiés en expliquant aux juges de manière quasi scientifique pourquoi leurs bêtes donnaient plus de lait, disant par exemple ne choisir que des vaches de la race «Schwytzer» (réputées bonnes laitières) ou affourager de manière spécifique. Ce qui leur a valu d’être libérés, «malgré de très forts soupçons».
Un siècle plus tôt, en 1517, Christian Born a eu moins de chance. Accusé d’être lui aussi un «tireur de lait», il a été brûlé au Guintzet, tandis que sa femme Collette, poursuivie uniquement pour vols, s’est retrouvée au pilori. Plus rarement, des jeunes étaient inquiétés. Comme Claude Bernard en 1651, douze ans, exécuté pour sorcellerie au Belluard. On voit dans ces exemples que les procès ne visaient pas exclusivement les femmes, même si elles ont représenté environ deux tiers des personnes interpellées par les autorités fribourgeoises.
Dépasser l’idée d’une «guerre des sexes»
«Aujourd’hui, certain·es relisent ces procès dans la perspective d’une guerre des sexes. Ce qu’il convient de nuancer. L’accusation de sorcellerie touchait les hommes comme les femmes, même s’il est vrai qu’on observe une féminisation et une prolétarisation du profil des victimes au fil des siècles», indique Lionel Dorthe. Selon lui, cela s’expliquerait d’une part par l’évolution des pratiques judiciaires, face auxquelles les femmes, plus fragiles socio-économiquement, restaient davantage vulnérables. Et d’autre part, par la genèse des accusations faites au village, qui provenaient majoritairement de femmes contre d’autre femmes. Ce sont d’ailleurs les procès de deux soeurs de Villarvollard, Catherine et Marguerite Repond, qui marqueront la fin de cette terrible page de l’histoire. La première, connue sous le nom de Catillon, périra condamnée au bûcher en 1731, tandis que la seconde mourra en prison 10 ans plus tard, à nouveau inquiétée par la justice pour avoir enfreint son bannissement.
S’il est difficile d’expliquer la disparition du phénomène, il convient de l’appréhender dans une perspective sociale plus large. «La plupart des victimes venaient des campagnes, de régions comme la Singine ou la Gruyère», souligne Lionel Dorthe, précisant que des familles ont ainsi été persécutées sur plusieurs générations, comme les Python et les Meino. Dans la plupart des cas, les suspicions mêlaient croyances populaires et considérations démonologiques, dont les juges cherchaient la confirmation. Les dénonciations émergeaient le plus souvent de la base de la population, les autorités y étaient sensibles.
En proie aux épidémies et aux rigueurs du climat
On pourrait d’ailleurs voir dans ces accusations, une réponse aux temps difficiles que subissaient les gens de l’époque. C’est du moins l’une des hypothèses de Lionel Dorthe, qui s’interroge sur la raison des pics suivant les périodes. «Qu’est-ce qui peut expliquer l’augmentation des dénonciations que l’on observe à certains moments?» L’historien voit un début de réponse dans la vulnérabilité de ces populations rurales face au climat et aux épidémies. Une piste qui reste à explorer. «La désignation de boucs émissaires en période de crise ou d’instabilité est un motif récurrent dans l’histoire. Une réalité malheureusement toujours actuelle pour certaines minorités, qu’elles soient religieuses, culturelles ou de genre», dit-il. Raison pour laquelle il convient de ne pas jeter ces victimes de l’imaginaire de leur temps dans les oubliettes de l’histoire, mais qu’il est au contraire plus que jamais nécessaire de faire oeuvre de mémoire et chercher à comprendre.
- (une très grande partie des instructions et jugements édités par Lionel Dorthe et Rita Binz-Wohlhauser sont consultables en ligne)