Une scène familière de documentaire animalier : un troupeau de gnous traverse un fleuve lors de sa migration, mais les eaux sont si hautes que tous ne parviennent pas sur l’autre rive et que certains se noient. Rares sont ceux qui remarquent alors que, lors de cet évènement, de grandes quantités de carbone sont transférées de l’écosystème «prairie» à l’écosystème «fleuve». Florian Altermatt et son équipe de l’Eawag et de l’université de Zurich sont de ceux-là. Avec le soutien du Fonds national suisse, ils ont réalisé une méta-analyse de très grande envergure pour quantifier les flux de carbone entre les écosystèmes. «Les quantités sont beaucoup plus importantes que prévu, révèle la post-doctorante Isabelle Gounand, première auteure de l’étude. Dans certains écosystèmes, les entrées de carbone venant d’autres milieux peuvent être du même ordre de grandeur que les flux internes.»
Une recherche difficile de données pertinentes
Le carbone peut emprunter différentes voies pour transiter d’un écosystème à un autre. Alors que les feuilles mortes se déposant dans les écosystèmes aquatiques sont une source de carbone reconnue, d’autres flux ont été très peu étudiés : le dépôt des algues sur les plages, par exemple ; ou l’envol de milliers d’éphémères quittant les cours d’eau où ils ont passé une grande partie de leur vie sous forme larvaire. L’équipe d’Altermatt a fouillé la littérature scientifique à la recherche d’informations sur ce genre de transferts spatiaux. À titre de comparaison, les écologues ont également analysé des données sur les flux de carbone au sein des écosystèmes : quelle est la quantité de carbone fixée par la production primaire ’, quelle quantité libérée par la respiration des êtres vivants ou par la dégradation de la biomasse ?
La recherche d’études pertinentes s’est cependant révélée plus difficile que prévu. Étant donné que certaines publications étaient déjà très anciennes ou émanaient de différentes disciplines, la terminologie n’était pas homogène. Ce n’est ainsi qu’au cours de leurs recherches que les scientifiques ont découvert sur quels mots-clés ils devaient s’appuyer pour progresser. Au total, ils ont examiné des milliers de publications et ont trouvé des données utilisables dans 600 d’entre elles.
Une nouvelle interprétation
«Certaines des études examinées traitent de travaux très spécifiques, qui ont parfois retenu très peu d’attention», indique Altermatt. En rassemblant les résultats dans une méta-analyse, les écologues aboutissent à de nouvelles conclusions très intéressantes : ainsi, dans les lacs, les rivières et certains écosystèmes côtiers marins, le flux de carbone venant des écosystèmes voisins peut être du même ordre que la quantité de carbone fixée, libérée par respiration ou émise lors des phénomènes de biodégradation au sein de l’écosystème. L’inverse s’observe dans les forêts ou les prairies : suite à la très forte production primaire des écosystèmes terrestres, les flux de carbone locaux sont de cent à mille fois supérieurs aux entrées venant des milieux voisins.
Les transferts passifs de carbone s’effectuent généralement par transport éolien, par sédimentation ou par le travail des marées. Les transferts actifs se produisent par exemple lorsque des insectes occupent différents écosystèmes dans leurs différentes phases de développement, lorsque des animaux effectuent des migrations, comme les gnous, ou qu’ils partent à la recherche de nourriture, comme les hippopotames qui paissent dans la savane puis défèquent dans l’eau.
De fortes relations de dépendance entre écosystèmes
«Lorsque nous étudions les processus et fonctions écosystémiques, nous devons tenir un plus grand compte des flux de carbone entre les différents milieux», conclut Altermatt. Suite à ces liens, les écosystèmes sont affectés par les modifications survenant dans les écosystèmes voisins. Si, par exemple, une forêt est transformée en terres agricoles, les entrées de carbone dans le cours d’eau voisin baissent, si bien que la chaîne trophique et la biocénose du milieu aquatique se modifient. Ou dans le cas de nos gnous : si une nouvelle route les empêche de traverser le fleuve, ce dernier est soudain privé d’une source considérable de carbone.
Ces processus complexes de transport naturel ne concernent pas uniquement les flux de carbone mais aussi ceux d’autres éléments essentiels comme l’azote et le phosphore. Mais c’est là un vaste sujet qui demanderait bien d’autres études...
Isabelle Gounand, Chelsea J. Little, Eric Harvey, Florian Altermatt, Cross-ecosystem carbon flows connecting ecosystems worldwide , Nature Communications (open access): Doi: 10.1038/s41467-018-07238-2