Étudier l’eau dans des températures inférieures à zéro

- EN- DE- FR - IT
 (Image: Pixabay CC0)
(Image: Pixabay CC0)
Une équipe de l’EPFL a découvert un moyen d’étudier l’eau dans une zone de températures inférieures à zéro, dans laquelle la cristallisation est très rapide. L’incapacité d’accéder à cette zone a toujours empêché les scientifiques de percer l’énigme de la nature anormale de l’eau, mais la méthode mise au point peut changer la donne.

L’eau est l’un des composés absolument essentiels les plus répandus sur Terre. Recouvrant plus de 70 % de la surface de la planète, elle en détermine la composition, la géologie et jusqu’aux régimes météorologiques et climatiques, et est le fondement de toute forme de vie connue.

C’est aussi un élément étrange puisqu’elle présente un certain nombre de propriétés « anormales » - la communauté scientifique en a déjà identifié plus de 70 ! Il existe différentes théories sur ces anomalies, mais elles sont difficiles à vérifier expérimentalement, entre autres parce que cela impliquerait d’étudier le fluide entre 160 et 232 K (-113 à -41 °C), une plage de températures considérée comme un « no man’s land », dans laquelle l’eau cristallise si vite qu’on n’est jamais parvenu à analyser ses caractéristiques.

À propos, pourquoi quelqu’un voudrait-il tant abaisser la température de l’eau - La raison est qu’à une température nettement inférieure à son point de solidification, l’eau entre en état de « surfusion » et a alors des propriétés exceptionnelles tout à fait fascinantes : elle peut, par exemple, rester liquide (dans certaines conditions) mais geler instantanément lorsque soumise à une perturbation ou exposée à des substances données. L’eau surfondue s’obtient en refroidissant de l’eau liquide en dessous de son point de solidification tout en empêchant, ou du moins ralentissant, sa cristallisation par des astuces. Dans le « no man’s land », ces astuces sont néanmoins inefficaces car la cristallisation demeure trop rapide.

« La réalisation d’une expérience permettant d’examiner systématiquement la structure de l’eau dans ce que l’on appelle le "no man’s land" était hors de portée des décennies durant », explique le professeur Ulrich Lorenz de la Faculté des sciences de base de l’EPFL. Désormais, c’est chose possible : l’équipe scientifique qu’il dirige a élaboré un moyen de préparer rapidement de l’eau en surfusion accentuée, à une température bien définie, et de l’examiner par diffraction électronique avant qu’elle puisse cristalliser.

« Nous n’avons toujours pas tout à fait compris pourquoi l’eau était un liquide anormal, bien que la question soit vivement débattue depuis plus de 40 ans », précise le Pr Lorenz. « La réponse semble résider dans le "no man’s land". Malheureusement, à cause de la cristallisation rapide, toute mesure sur la plage complète de températures était impossible ; nous le faisons pour la première fois. Nous nous rapprochons ainsi de la résolution de cette énigme de longue date. »

L’équipe a mené les expériences avec un microscope électronique résolu en temps spécial, qu’elle a fabriqué sur mesure dans son laboratoire. Elle a préparé l’eau surfondue à une température bien définie et procédé à son analyse juste avant que la cristallisation ne se produise. Les chercheurs ont refroidi pour ce faire une couche de graphène à 101 K, puis déposé une fine pellicule de glace amorphe. Ensuite, ils ont localement fait fondre la pellicule par une impulsion laser microseconde pour obtenir de l’eau dans le « no man’s land » et capturé une figure de diffraction en utilisant une source intense d’électrons pulsés de haute brillance.

Il s’est avéré que la structure de l’eau évolue progressivement à mesure qu’on la fait passer de la température ambiante à des températures cryogéniques. Juste en dessous de 200 K (environ -73 oC), elle commence à ressembler à celle de la glace amorphe - dont les molécules d’eau sont arrangées de manière désordonnée - et non à celle, organisée, de la glace cristalline à laquelle nous sommes habitués.

« L’évolution progressive de la structure nous permet de réduire l’éventail des explications possibles sur l’origine du comportement anormal de l’eau », explique le Pr Lorenz. « Nos découvertes et la méthode que nous avons mise au point nous font nous approcher du but dans l’élucidation des mystères de l’eau. Il est difficile d’échapper à la fascination de ce liquide omniprésent, simple en apparence, qui n’a pas fini de nous livrer ses secrets. »

Références

Constantin R. Kruger, Nathan J. Mowry, Gabriele Bongiovanni, Marcel Drabbels, and Ulrich J. Lorenz. Electron diffraction of water in no man’s land. Nature Communications 17 May 2023. DOI: 10.1038/s41467’023 -38520-7