
La découverte de l’ARNm dans les années 1960 a été révolutionnaire. Tout d’un coup, il y a eu de toutes nouvelles découvertes qui ont lancé de nouveaux développements. C’est ce qu’on appelle un ’disruptif’. En revanche, les résultats de la recherche sont ’consolidants’ lorsqu’ils s’appuient sur des connaissances existantes. Ce qui est également important, comme le montre l’exemple des vaccins ARNm : ils ont aidé à maîtriser la pandémie Covid-19 - mais ils n’auraient pas existé sans le travail de base préalable sur l’ARNm.
Il faut donc les deux, disruptif et consolidateur. Mais leur équilibre n’est plus respecté, selon une étude publiée en 2023 dans la revue ’Nature’. Selon cette étude, le système scientifique et d’innovation produit de moins en moins de choses révolutionnaires.
Le flux de citations
Des chercheurs américains ont analysé des millions de publications scientifiques des années 1945-2010 et de brevets des années 1976-2010 au moyen de l’indice CD. Cet indice attribue des valeurs allant de 1 (totalement disruptif) à -1 (totalement consolidant). L’évaluation se base sur la mesure dans laquelle un travail scientifique donné est cité conjointement avec d’autres travaux antérieurs.Pour un brevet, cela signifie ce qui suit : Si les brevets qui lui succèdent ne citent que ce brevet - appelons-le brevet C - mais pas les brevets qui l’ont précédé, le brevet C est considéré comme disruptif - il se trouve pour ainsi dire au début d’un flux de citations.
En revanche, le brevet C en question appartient à la catégorie des consolidants lorsque des brevets successeurs (D, E, F) citent également des brevets antérieurs (A, B). Dans ce cas, le brevet C n’est pas tout à fait nouveau.
Rendre artificiellement disruptif
En concluant que la recherche disruptive a fortement diminué, l’étude de Nature a remis en question la capacité d’innovation de l’ensemble du système scientifique. Deux chercheurs de l’Université de Bâle, le Dr Christian Rutzer du Center for International Economics and Business (CIEB) et l’économiste Rolf Weder, ont été sceptiques dès le début, ont vérifié les calculs et ont trouvé une grave erreur de mesure.Avec Jeffrey Macher (université de Georgetown), qui était professeur invité à la faculté d’économie au printemps 2023, ils ont commencé leur propre analyse pour les brevets. Celle-ci a été récemment publiée par la revue Research Policy.
Quelle était l’erreur de mesure de l’étude Nature ? Celle-ci n’a pris en compte que les citations de brevets publiés à partir de 1976 et a ignoré toutes les citations de brevets publiés avant cette date. Cette restriction temporelle influence fortement les résultats", explique Christian Rutzer. En effet, la plupart des brevets du début des années 1980 citent des brevets publiés avant 1976. Si l’on coupe ces citations, beaucoup de ces brevets deviennent disruptifs. Mais pas parce qu’ils le sont vraiment, mais parce que de nombreuses citations concernant les brevets antérieurs sont ignorées’.
Plus tard, dans les années 1990, il y a de moins en moins de citations de brevets antérieurs à 1976. Le nombre de brevets classés à tort comme disruptifs diminue donc également. A partir de 2005, l’erreur de mesure tend vers zéro.
Correction d’erreur
Macher, Rutzer et Weder prouvent que la restriction temporelle déforme énormément le résultat en prenant en compte dans leurs propres calculs les citations de brevets antérieurs à 1976. Les valeurs ont immédiatement changé : la disruptivité moyenne des brevets en 1980 n’était plus de 0,39 comme dans l’étude de Nature, mais beaucoup plus basse, à 0,09. Et elle n’a ensuite que légèrement baissé pour atteindre 0,04 en 2005. Les auteurs montrent en outre que le nombre de brevets fortement disruptifs a même augmenté à long terme.Le co-auteur Rolf Weder classe ainsi la correction de l’étude de Nature : Les travaux scientifiques comportent toujours des erreurs ou des interprétations partiales. Il est important qu’une critique justifiée soit rapidement publiée. Cela montre que l’autocontrôle de la science fonctionne.
Publication originale
Jeffrey Macher, Christian Rutzer, Rolf Weder (2024).
Y a-t-il une décroissance séculaire des brevets disruptifs ? Correction des biais de mesure.
Research Policy (2024), doi : 10.1016/j.respol.2024.104992