Dans le cadre de mes recherches, je m’intéresse aux migrations liées au climat. C’est lorsque les conséquences du changement climatique déplacent des personnes. Ce thème occupe une place de plus en plus importante dans les médias et la politique. Mais je ne m’en réjouis pas. Je considère certes qu’il est éminemment important qu’en tant que société, nous nous penchions sur la réalité des personnes déplacées par le climat dans des pays lointains. Mais le discours actuel ne permet guère d’aborder le sujet de manière objective.
Jan Freihardt est ingénieur en environnement et politologue à la chaire d’ingénierie de la santé globale de l’EPF de Zurich et mène des recherches sur la migration climatique.
Il est cependant clair que le changement climatique met déjà en péril les moyens de subsistance de millions de personnes dans le monde1 En effet, il est probable qu’un grand nombre d’entre elles devront un jour quitter leur pays pour prendre un nouveau départ ailleurs en raison des sécheresses, de l’élévation du niveau de la mer et des phénomènes météorologiques extrêmes.
Une perspective qui met le feu aux poudres politiques dans le Nord mondial : les médias brandissent régulièrement le spectre d’une migration climatique débordante. En de nombreux endroits, on craint un afflux massif de "réfugiés climatiques" vers le Nord.
La question centrale est donc la suivante : où vont les gens lorsqu’ils fuient le changement climatique ?
Un laboratoire réel pour la migration climatique
Nous cherchons depuis cinq ans des réponses à cette question dans le cadre d’un projet de recherche du FNS au Bangladesh, un pays particulièrement touché par le changement climatique.2 Que ce soit en raison de l’élévation du niveau de la mer et de la salinisation des nappes phréatiques ou des cyclones et des pluies de mousson de plus en plus violentes, le Bangladesh montre déjà, comme sous une loupe, ce qui attend aussi l’Europe : L’environnement se transforme rapidement et menace nos bases de vie.Le fleuve Jamuna permet d’observer ce phénomène de manière impressionnante. Alors que pendant la saison sèche, l’eau serpente majestueusement à travers le paysage, il se passe des choses monstrueuses pendant la saison des pluies : le fleuve gonfle de manière drastique et déchire les sols sablonneux de ses rives en pente raide, des terres agricoles et des zones d’habitation s’effondrent une à une, des maisons et des villages entiers disparaissent sous les flots.
Depuis 2021, nous accompagnons 1700 familles qui vivaient alors toutes sur les rives du fleuve Jamuna. Lors de notre dernière visite, au printemps 2024, le fleuve s’était enfoncé parfois de plus de 500 mètres dans les terres, détruisant des milliers de maisons. En collaboration avec des étudiants locaux, j’ai mené un travail de détective pour mon travail de doctorat afin de retrouver tous les participants qui avaient dû quitter leur maison.3 Ce que j’ai appris m’a profondément touché sur le plan humain - et souvent surpris sur le plan scientifique.
Rien ne sert de courir, il faut partir
Nous nous attendions à ce que les gens tournent le plus rapidement possible le dos à cette violence dévoreuse de terres - mais c’est le contraire qui s’est produit : les personnes concernées restent étonnamment fidèles au fleuve. Même ceux qui ont déjà perdu leur maison à plusieurs reprises veulent généralement rester dans leur village à tout prix. Pour beaucoup, déménager n’est qu’une option de dernier recours.Les raisons sont multiples. Certains ont encore un lopin de terre à cultiver à proximité. D’autres sont retenus par des liens sociaux comme la famille et les amis. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est l’optimisme et la serviabilité des gens. Même si le sol s’érode sous leurs pieds, ils aident à reconstruire la maison du voisin, qui se trouve encore plus près du précipice, à quelques mètres à l’intérieur des terres.
"Les victimes du climat ne fuient guère au-delà des frontières nationales. Au contraire, le changement climatique accentue les inégalités économiques déjà existantes, qui sont le véritable moteur des schémas de migration internationale".
Nos résultats confirment ce que d’autres études avaient déjà suggéré : parmi toutes les personnes qui ont dû quitter leur village à cause de l’érosion, la plupart ne se sont déplacées que de quelques kilomètres. Certains se sont rendus à Dhaka, la capitale. Mais très peu ont quitté le Bangladesh. Leur principale motivation n’était pas le changement climatique, mais l’espoir de trouver un meilleur emploi à l’étranger.
Nous avons documenté notre recherche sur la migration liée au climat au Bangladesh dans une vidéo. La semaine dernière, j’ai présenté la vidéo ainsi que les résultats à la Conférence mondiale sur le climat en Azerbaïdjan.
Mon message aux délégations : La migration climatique n’est pas un scénario d’avenir lointain, mais déjà une réalité amère pour des millions de personnes. Ces dernières ne franchissent toutefois pas les frontières nationales pour se réfugier dans d’autres pays.
Un regard éclairé sur la migration climatique
De mon point de vue, notre débat social sur la migration climatique est triplement erroné : Elle est factuellement fausse, politiquement dangereuse et moralement condamnable. Ainsi, la "vague de migration climatique" dont on parle tant ne repose que sur des bases minces. Les rapports des médias à ce sujet se basent généralement sur des études douteuses qui extrapolent simplement toutes les personnes potentiellement affectées par le climat dans une région pour en faire des réfugiés climatiques internationaux, mais qui négligent les migrations internes et "rester et s’adapter".De tels pronostics exagérés sont utilisés abusivement par les forces populistes en Europe et aux Etats-Unis pour attiser de manière ciblée les craintes d’une migration de masse et pour créer une ambiance contre les migrants.
Enfin, le leader mondial méconnaît sa responsabilité lorsqu’il désigne le changement climatique comme la principale cause de la migration vers l’Europe et les États-Unis.
Les gens migrent depuis toujours pour trouver de meilleures conditions de vie ailleurs, et pas seulement depuis le changement climatique. Mais ce dernier accentue les inégalités économiques existantes, qui sont le véritable moteur des schémas de migration internationale.
Ainsi, ceux qui s’inquiètent sérieusement de l’augmentation de la migration vers l’Europe devraient avant tout s’attaquer à la réduction de ces inégalités. Cela servirait aussi au mieux les populations locales.