Vous vous intéressez de près à la politique de sécurité suisse depuis de nombreuses années. Quelles sont les principales différences avec d’autres pays ?
Oliver Thränert: Le Conseil fédéral suisse est un organe collégial. Il n’y a pas de chef de gouvernement. Cela présente l’avantage que les décisions prises une fois sont plus largement légitimées et aussi plus durables, car elles ne peuvent pas être modifiées brutalement par un éventuel changement de gouvernement. Dans d’autres démocraties occidentales comme l’Allemagne, il est plutôt nécessaire que le gouvernement, sous la direction du chancelier ou de la chancelière, se mette d’accord sur une position. En Suisse, les incitations à ne pas régler les conflits entre les conseillers fédéraux et leurs départements et à reporter les décisions sont plus importantes.
Le système suisse a tendance à être inerte ?
Oui. Cette tendance est renforcée par le fait que la Suisse, en tant que pays neutre, ne participe pas aux décisions de l’UE et de l’OTAN. Elle n’a pas à défendre ses propres positions dans ces organisations. Si le Conseil fédéral n’est pas d’accord sur une question de politique de sécurité, les décisions sont plutôt évitées.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Prenons le traité d’interdiction des armes nucléaires, qui vise à interdire les armes nucléaires dans le monde entier. Tous les pays de l’OTAN et d’autres pays occidentaux, même le Japon - qui est le seul pays à avoir subi une attaque nucléaire - ont décidé de ne pas adhérer au traité parce que son respect ne peut pas être contrôlé et parce qu’ils considèrent la dissuasion nucléaire comme un élément essentiel de leur sécurité. Or, la sécurité de la Suisse repose aussi dans une certaine mesure sur la dissuasion nucléaire de l’OTAN, ce qui serait une raison pour la Suisse de ne pas signer le traité non plus.
J’entends déjà votre "mais".
En se référant à la longue tradition humanitaire de la Suisse - après tout, la Croix-Rouge internationale a son siège à Genève - on argumente souvent que la Suisse doit signer le traité d’interdiction des armes nucléaires. Il existe donc un conflit d’objectifs entre la sécurité des Suisses et leur engagement humanitaire. Ce conflit n’est pas résolu depuis des années.
La Suisse est membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies depuis juin 2022. Dans ce contexte, il faut toujours prendre des décisions rapides.
Oui, la Suisse doit toujours se positionner à court terme. Cela nécessite une collaboration flexible entre le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et d’autres départements. En ce sens, l’adhésion au Conseil de sécurité est un bon camp d’entraînement pour l’administration suisse. Je suis agréablement surpris de voir à quel point cela fonctionne bien jusqu’à présent.
"Chaque pays européen - y compris la Suisse - doit se demander quelle contribution il entend apporter au renforcement de la sécurité européenne. Pour la Suisse, c’est une question inhabituelle".
Venons-en à la situation actuelle en matière de sécurité : la guerre en Ukraine dure maintenant depuis presque deux ans et aucune paix n’est en vue. Qu’est-ce que cela signifie pour la politique de sécurité suisse ?
A l’avenir, la sécurité européenne devra être organisée contre la Russie et non avec elle. Et chaque pays européen - y compris la Suisse - doit se demander quelle contribution il veut apporter à son renforcement. Pour la Suisse, c’est une question inhabituelle.
Pourquoi ?
Prenez l’OTAN : la conseillère fédérale Amherd, cheffe du DDPS, veut collaborer plus étroitement avec l’alliance de défense. Mais à l’avenir, l’OTAN regardera de beaucoup plus près quels Etats l’aident vraiment à garantir la sécurité internationale. Les partenaires qui ne veulent participer que là où cela leur est utile seront moins demandés. L’époque de la coopération à la carte est révolue. En outre, l’OTAN observera attentivement la position de la Suisse sur le traité d’interdiction des armes nucléaires. Si elle adhère au traité, une collaboration plus étroite sera difficile.
Qu’est-ce que la Suisse aurait à gagner d’une collaboration plus étroite avec l’OTAN ?
Le Conseil fédéral a décidé d’acheter l’avion de combat américain F 35. Pour exploiter pleinement les capacités de cet avion, les forces aériennes suisses ont besoin d’une étroite collaboration avec leurs partenaires transatlantiques. Et ces partenaires sont presque tous également membres de l’OTAN. Il s’agit avant tout de participer à des exercices et d’échanger des données. Il en va de même pour la défense aérienne basée au sol.
Il faut qu’ils s’expliquent.
Une défense antimissile purement nationale n’a tout simplement aucun sens. A l’avenir, la Suisse misera sur le système américain Patriot. Sans capteurs dans les pays partenaires, qui détectent à temps le lancement d’un missile de croisière, ces missiles de défense ne fonctionneraient pas du tout. Pour pouvoir intercepter un missile tiré depuis la Méditerranée et se dirigeant vers la Suisse, par exemple, il faudrait une collaboration bien rodée avec l’Italie, membre de l’OTAN.
L’armée suisse est-elle vraiment prête pour une collaboration plus étroite avec l’OTAN ?
Certaines parties - comme les forces aériennes et les forces spéciales - le sont certainement. Pour les troupes au sol, je vois de plus grands défis en raison du système de milice. Il est difficile d’envoyer des militaires de milice à l’étranger pour des exercices de longue durée. Si certaines parties de l’armée sont plus orientées vers l’international que d’autres, il y a en outre le risque qu’un fossé culturel se creuse au sein de l’armée.
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le gouvernement suisse a été mis sous pression. L’absence de livraison d’armes à l’Ukraine, en particulier, a suscité l’incompréhension de nombreux partenaires européens.
La Suisse est liée par le droit international à la Convention de La Haye sur la neutralité de 1907, qui ne fait pas de distinction entre défenseurs et agresseurs. En conséquence, un Etat neutre ne peut pas soutenir différemment des belligérants, quel que soit l’agresseur. Dans de nombreuses capitales du monde, cette position n’a pas été comprise.
"L’OTAN surveillera de près la position de la Suisse sur le traité d’interdiction des armes nucléaires. Si elle adhère au traité, une collaboration plus étroite sera difficile".
Pourquoi pas ?
Parce que la Charte des Nations unies, adoptée en 1945, est déterminante pour la plupart des États. Le principe de la légitime défense individuelle ou collective y est ancré. Les États qui sont victimes d’une agression militaire peuvent donc être soutenus par des moyens militaires pour leur défense. En comparaison, le règlement de la Haye sur la guerre terrestre est moins connu.
La Suisse aurait-elle dû mieux communiquer sur sa conception de la neutralité ?
Oui, c’est l’un des plus grands déficits de la politique étrangère et de sécurité de la Suisse. La Suisse devrait faire davantage pour faire connaître ses positions.
Vous avez 38 ans d’expérience dans le conseil politique. À quoi les jeunes chercheurs doivent-ils faire attention lorsqu’ils conseillent des décideurs politiques ?
Seuls ceux qui comprennent les besoins, les problèmes et les intérêts des décideurs politiques peuvent intervenir efficacement. Il faut parler le plus possible avec ceux que l’on veut conseiller et le faire de la manière la plus claire et la plus compréhensible possible. En outre, il ne faut pas venir avec l’attitude selon laquelle les politiques doivent mettre en œuvre ce que dit la recherche.
Donc pas de -follow the science- ?
La politique a besoin de connaissances scientifiques, mais elle n’est justement pas la continuation de la science par d’autres moyens. Elle suit d’autres mécanismes comme la recherche démocratique de la majorité, la légitimation des processus de décision et la coopération internationale.