Isabelle Grandjean dirige l’animalerie du Centre de recherche Agora pour la FBM. Cherchant l’équilibre entre avancée de la recherche et respect de l’animal, elle collabore étroitement avec les chercheur·euse·s pour optimiser leurs stratégies d’élevage afin de réduire le nombre d’animaux.
Dans son bureau, Isabelle Grandjean, cheffe de l’animalerie d’Agora (Agora In Vivo Center, AIVC) jongle entre les appels et sa tasse de café, toujours prête à accueillir ses visiteur·euse·s avec un sourire chaleureux. ’J’entends souvent: "T’as un p’tit moment pour moi? Éa ne prendra que cinq minutes!" Je sais que ça va prendre plus longtemps, mais cela m’est égal. Je trouve toujours le temps pour un échange.’
Après quatorze ans à la tête des animaleries de l’Institut Curie à Paris, Isabelle Grandjean a pris les rênes de l’AIVC pour la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’Université de Lausanne en décembre 2020. Le site héberge des animaux appartenant à des groupes de recherche du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), de l’Université de Lausanne (UNIL), de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et de l’Université de Genève (UNIGE). Ensemble, ces équipes constituent la communauté interinstitutionnelle de la recherche sur le cancer Agora.
Convaincue que l’expérimentation animale reste un outil indispensable de la recherche scientifique et médicale modernes, Isabelle Grandjean n’en est pas moins sensible au bien-être animal et veille depuis deux ans avec son équipe à n’élever que le nombre d’animaux strictement nécessaire aux expériences. Alors que les expériences réalisées aujourd’hui s’appuient sur le principe des 3R (Remplacement, Réduction, Raffinement) , elle veut sensibiliser les chercheur·euse·s au fait que ce principe doit aussi s’appliquer en amont, c’est-à-dire dans l’élevage des animaux qui seront utilisés dans les expériences. Interview.
Pourquoi l’élevage a-t-il un rôle clé à jouer dans les 3R?
En Suisse, comme dans de nombreux pays, seule une partie des souris élevées en animalerie est effectivement utilisée pour les expériences. En 2022, ce nombre s’élevait à 360’000 alors que le nombre de souris élevées et/ou importées était d’environ 1.03 million, c’est-à-dire que 35% ont été utilisées dans des expérimentations. Bien que ces différents chiffres aient diminué ces dernières années, force est de constater qu’un nombre considérable d’animaux hébergés dans les animaleries ne sont pas directement utilisés dans la recherche.
Cette différence tient principalement à l’utilisation croissante de souches génétiquement modifiées - pour 2022 on parle d’environ 800’000 souris transgéniques élevées en Suisse. à ce jour, il n’existe pas de technologie garantissant que toutes les souris créées posséderont les caractéristiques génétiques souhaitées pour l’expérience. La majorité de ces lignées étant élevée dans nos animaleries, il est néanmoins de notre responsabilité d’en assurer une gestion éthique pour répondre au principe des 3R. En raffinant les méthodologies d’élevage, nous visons à générer le strict minimum de souris indispensables aux expériences.
Pour quelles raisons des animaux sont-ils élevés puis non utilisés dans les expériences?
Quatre raisons principales expliquent pourquoi certains animaux ne sont pas utilisés dans des expériences, bien qu’ils jouent un rôle important dans le processus global de la recherche.
Primo, les chercheur·euse·s n’ont pas forcément besoin d’un nombre égal de mâles et de femelles, ce qui conduit à un excédent de l’un des sexes. Cela peut être motivé par le domaine de recherche, par exemple l’étude de maladies qui touchent plus particulièrement les femmes ou les hommes. Si on prend l’exemple du cancer de la prostate ou du cancer du sein, seuls les mâles ou seules les femelles seront utilisé·e·s dans l’expérience. Pour des raisons scientifiquement fondées, l’exclusion d’animaux à cause du sexe peut donc être tout à fait justifiée.
Deuzio, la nécessité de disposer d’animaux dits ’géniteurs’ pour la reproduction des souris d’intérêt pour l’expérimentation. Ces animaux reproducteurs sont rarement utilisés par la suite en raison de leur âge ou de leurs caractéristiques génétiques.
Tertio, le génotype obtenu dans le cas d’élevage d’animaux transgéniques. Pour certains projets, les souris utilisées dans les expériences peuvent présenter jusqu’à quatre modifications génétiques différentes. Cela conduit à la naissance de nombreux rongeurs ne présentant pas les caractéristiques souhaitées et qui seront donc exclus des expériences. On ne peut pas changer les lois de la génétique mendélienne, mais on peut les utiliser intelligemment pour réduire au maximum ce nombre d’animaux ’recalés’.
Finalement, quarto, des demandes imprévisibles dictées par la pression scientifique. Toute expérimentation animale doit être approuvée en amont par les autorités. Le processus pour obtenir une telle licence est exigeant et prend souvent plusieurs mois. Cependant, à mesure que les résultats expérimentaux sont obtenus, certaines hypothèses scientifiques ne sont plus pertinentes et doivent être abandonnées. Ou à l’inverse, des résultats préliminaires peuvent ouvrir la voie à de nouvelles hypothèses qui nécessitent d’autres types d’expériences. Cela peut conduire à un excédent d’animaux car les programmes d’élevage ne peuvent pas être adaptés dans la même temporalité.
Comment optimiser les stratégies d’élevage pour limiter l’excédent d’animaux?
L’élevage est une partie essentielle de l’expérimentation, mais c’est une étape non-prioritaire pour les chercheur·euse·s dans la préparation de leurs projets. C’est pourquoi, à Agora, l’équipe de l’animalerie collabore étroitement avec les chercheur·euse·s afin d’établir une planification minutieuse des croisements, adaptée pour chaque projet. Cette collaboration nous a permis d’obtenir des résultats encourageants à la fois en regard du nombre d’animaux utilisés en expérimentation et du nombre total d’animaux élevés dans l’animalerie, illustrés par deux exemples.
Dans le premier cas, le groupe de recherche disposait d’un grand nombre de souches génétiquement modifiées, chacune avec ses caractéristiques et plusieurs combinaisons de mutations. Pour gérer efficacement ces lignées complexes, nous avons analysé chaque souche et chaque question de recherche puis établi ensemble les meilleures stratégies de croisements possibles. En un an, nous avons ainsi augmenté de 32 % le nombre d’animaux génétiquement modifiés effectivement utilisés dans les expériences, sans augmenter le nombre total de souris élevées.
Dans le deuxième cas, nous avons réduit de moitié le nombre d’animaux nés en animalerie grâce à deux mesures clés. Premièrement, nous avons cessé l’élevage interne des souches sauvages*, optant pour l’approvisionnement auprès de fournisseurs commerciaux spécialisés. Acquérir les animaux auprès d’éleveurs spécialisés permet aux chercheur·euse·s d’obtenir exactement le nombre requis d’animaux, de sexe et d’âge appropriés, à tout moment souhaité. Cette approche est plus avantageuse économiquement et sans doute plus juste éthiquement. Deuxièmement, nous avons identifié plusieurs lignées génétiquement modifiées qui étaient maintenues dans l’attente d’éventuelles demandes de compléments d’expérience dans le cadre de révisions de publications. Au lieu de maintenir ces élevages, nous avons opté pour la cryopréservation du sperme ou des embryons. Avec les technologies actuelles, il est possible de revivifier une lignée cryopréservée et d’obtenir les souris d’intérêt dans presque le même laps de temps qu’en la maintenant en élevage dans l’animalerie.
Quelles ressources sont nécessaires pour réussir une telle collaboration entre les équipes d’animalerie et de recherche?
Tout d’abord, une volonté commune de coopération est essentielle, tout en respectant les compétences et les attentes de chacune et chacun. Cela nécessite des rencontres fréquentes et une compréhension mutuelle du travail de chaque partie. à cette fin, nous organisons régulièrement des réunions où les chercheur·euse·s présentent leurs projets à toute l’équipe de l’animalerie. C’est un vrai temps d’échange qui permet de donner du sens au travail quotidien des animalier·ère·s et qui les incite à s’impliquer encore davantage dans le suivi des animaux en expérience. Dans une démarche inverse, j’aimerais organiser des sessions pratiques dans l’animalerie où l’équipe accueillerait les chercheur·euse·s pour partager une partie de ses activités quotidiennes, par exemple le changement des cages, les accouplements ou les sevrages. Je suis convaincue que ces rencontres contribuent à une meilleure collaboration ’gagnant-gagnant’, où chacun·e se préoccupe de l’intérêt de l’autre, d’une façon également favorable aux animaux.
De plus, il est indispensable d’avoir des personnes possédant une solide formation en génétique et en gestion d’élevage d’animaux. C’est pourquoi je préconise la création d’un poste de coordinateur·trice d’élevage au sein de la Faculté, pour accompagner et conseiller les équipes de recherche dans la gestion de leurs colonies, en collaboration étroite avec les équipes des animaleries. Dans ma vision, cette personne viendrait en renfort du rôle de notre coordinatrice des 3R, la Dre Stéphanie Claudinot, en particulier pour sensibiliser et pour former les utilisateur·trice·s selon leurs besoins en matière d’élevage de colonies. Cela inclurait, par exemple, des connaissances en génétique, l’uniformisation de la nomenclature des lignées pour faciliter le partage et éviter des redondances entre différents groupes de recherche, ou encore l’utilisation d’outils statistiques pour planifier les expériences et optimiser les stratégies d’élevage selon chaque projet expérimental.
Enfin, je plaide en faveur de l’établissement d’un guide pratique d’aide à l’élevage à l’Université de Lausanne. Un tel guide offrirait des conseils concrets et des incitations aux équipes de recherche, rappelant les principes fondamentaux de gestion des colonies d’animaux tout en fournissant des outils et ressources utiles pour mettre en oeuvre une stratégie d’élevage optimale. L’information et la transparence doivent être la clé de voûte de ce guide - avec des statistiques annuelles détaillées sur le nombre d’animaux élevés, utilisés et non-utilisés dans les expériences, en spécifiant les raisons de ce choix. Lorsque les chercheur·euse·s sont informé·e·s, ils·elles se sentent davantage concerné·e·s et s’impliquent dans l’amélioration des pratiques. L’optimisation de la gestion d’élevage contribue en effet à deux des trois ’R’ : la réduction et le raffinement. Ma vision ultime pour l’animalerie à Agora serait d’héberger de moins en moins de souris tout en s’assurant que chaque animal contribue effectivement à faire progresser la recherche.
* Une souche sauvage d’animaux est une population naturelle non altérée génétiquement, tandis que les souches génétiquement modifiées ont subi des altérations délibérées en laboratoire pour étudier les effets de ces modifications sur différents aspects biologiques. Les souris sauvages sont utilisées non seulement comme point de comparaison dans les études sur les souches modifiées, mais aussi pour étudier différents processus et caractéristiques, tels que les maladies, le comportement, la physiologie et la génétique des organismes dans leur état naturel.
En savoir plus sur les initiatives 3R à la FBM
l’Université de Lausanne accorde une grande importance à la mise en pratique des 3R. à l’initiative du Centre de Compétences en 3Rs Suisse (3RCC) et grâce à l’engagement déterminé du Dicastère Recherche et Innovation de la Faculté de biologie et de médecine (FBM), elle a signé en 2023 la Charte suisse ’ Culture of care ’ . Cet acte témoigne de son engagement à adopter des mesures concrètes pour remplacer, réduire et raffiner l’expérimentation animale à tous les niveaux.
Parmi ces initiatives : le recrutement, en 2018, d’une coordinatrice 3R à la FBM, la Dre Stéphanie Claudinot. Depuis 2022, la scientifique travaille ainsi en étroite collaboration avec les équipes des animaleries et les chercheur·euse·s pour développer et mettre en oeuvre des plans d’actions visant à intégrer les principes des 3R dans leurs activités quotidiennes. Ses objectifs comprennent également l’optimisation et la coordination des élevages au sein de la FBM. Dans ces démarches, elle collabore avec plusieurs responsables d’animaleries.
Découvrez les projets menés par Stéphanie Claudinot et ses collègues dans un prochain article à l’automne 2024.
Plus d’infos sur l’expérimentation animale à l’Université de Lausanne: Site web de la FBM
interview in English here.
L’élevage, part essentielle, mais souvent oubliée de l’expérimentation
Annonce