Léandre Guy et Basile Tornare, étudiants en master respectivement en génie civil et en Science et Ingénierie de l’Environnement, se sont rencontrés alors qu’ils jouaient de la musique ensemble à l’EPFL pendant leur bachelor. Il se sont retrouvés à l’occasion du cours de sciences humaines et sociales « Musique, politique et société » enseigné par Constance Frei au Collège des Humanités.
« Nous avons discuté à la fin du cours et je lui ai demandé s’il avait des idées pour le projet de SHS », déclare Léandre. « Il m’a immédiatement répondu -Tigran Hamasyan- et je lui ai dit que j’avais eu exactement la même idée. Donc c’était une chouette coincidence ! »
Tigran Hamasyan est un musicien arménien dont Léandre et Basile sont tous les deux devenus fans chacun de leur côté. Comme le cours était essentiellement consacré à la musique et à l’exotisme, ils ont décidé d’étudier la musique de Hamasyan pour tenter de comprendre si l’idée de l’exotisme et de la musique est encore d’actualité et si de la musique telle que celle de l’artiste peut être associée à un endroit et à une culture spécifiques.
« Il faut essayer de se rapprocher le plus possible de la musique elle-même »
Basile et Léandre ont décidé de travailler sur un concert donné au Montreux Jazz Festival (MJF). Les deux compères ont eu accès à un trésor de données grâce au Montreux Jazz Digital Project du Cultural Heritage and Innovation Center , dirigé par Dr Alain Dufaux, qui collectionne des vidéos des concerts du MJF depuis 1967. Ces vidéos peuvent être visionnées au Montreux Jazz Café de l’EPFL.Tigran Hamasyan s’est produit quatre fois au MJF, en 2004, en 2011, en 2014 et en 2022, sans compter sa première apparition en tant que participant au Concours de piano en 2003. Léandre et Basile ont jeté leur dévolu sur son concert de 2014, qu’il a donné avec son Tigran Hamasyan Quintet. Les deux étudiants se sont notamment concentrés sur la chanson Hov Arek.
Ils ont choisi ce morceau parce qu’il s’agit d’une chanson traditionnelle arménienne qui avait été écrite plus d’un siècle plus tôt alors que d’autres chansons interprétées pendant le concert étaient des créations originales qu’Hamasyan avait écrites lui-même. Le concert de 2014 constituait en outre le seul et unique enregistrement de Hov Arek joué par Hamasyan et son quintet. Le morceau n’est disponible sur aucun album. Les rares interprétations de cette chanson n’ont jamais été enregistrées en quintet, à l’exception d’une autre version jouée lors d’un concert à Paris et disponible sur YouTube, que Léandre et Basile ont également analysée.
« C’était le morceau final du concert de 2014», ajoute Basile. «Or les musiciens ne choisissent pas le morceau qui clôture un concert par hasard. »
Hov Arek est attribuée à l’ethnomusicologue Komitas. La première version enregistrée de la chanson date de 1912 à Paris , ce qui a poussé Basile et Léandre à comparer en détail les versions de 1912 et de 2014, ainsi que des versions traditionnelles contemporaines enregistrées par d’autres artistes, dans le cadre de leur projet.
Pour y parvenir, Basile et Léandre ont étudié la chanson à l’aide d’une grille d’analyse avec le concours de Frei et de Federico Terzi, l’assistant de cours. Ils ont utilisé la grille pour explorer plusieurs aspects tels que la présence ou l’absence d’instruments, le rythme, l’agogique, les gammes, les modes et bien évidemment les paroles, la langue et l’interprète.
« Ma plus grande crainte, c’était de tomber dans une description, de faire une liste de ce qui s’était passé », explique Léandre.
« Il faut être aussi objectif que possible, analyser véritablement la musique telle qu’elle est jouée sans se laisser piéger par la subjectivité », souligne Basile. « Il est préférable de se réserver un moment plus personnel, peut-être dans la conclusion, pour révéler si on aime la chanson ou non. Dans l’analyse, il importe toutefois de se rapprocher le plus possible de la musique elle-même. »
L’histoire vivante du Montreux Jazz Festival
Pour passer autant de temps que possible au contact de la musique elle-même, Basile et Léandre se sont rendus fréquemment au Montreux Jazz Café, où il est possible de visionner pratiquement tous les concerts donnés depuis 1967 sur un grand écran en profitant d’un son surround sur de confortables canapés sans obligation de consommer quoi que ce soit au restaurant. Bien que Basile et Léandre aient certainement visionné le concert de 2014 près d’une douzaine de fois, ils ne se sont lassés ni du répertoire ni de Tigran Hamasyan.Ils ont également pu accéder à d’autres pièces de la base de données du MJF, telles que des photos du concert, qui leur ont permis de découvrir l’aménagement de la scène, et le programme, pour identifier les artistes qui se sont produits avant et après Hamasyan. Ils ont aussi été en mesure de discuter avec Stéphanie-Aloysia Moretti, la directrice artistique du festival et l’une des meilleures sources d’informations concernant ce dernier.
« Comme elle connaît Tigran personnellement, elle nous a appris beaucoup sur ses débuts à Montreux, à l’occasion du Concours de piano en 2003, et de sa représentation en 2014 », poursuit Léandre. « Elle a partagé de nombreuses anecdotes sur Montreux et sur Tigran et elle nous a expliqué comment le festival réserve et programme les artistes. »
Le piège de l’exotisme
Bien que le cours ait été consacré à la musique et à l’exotisme, Basile et Léandre se sont rendu compte au cours de leurs travaux qu’il était difficile d’évoquer l’exotisme dans la musique de nos jours à cause de l’intense mélange d’influences et de la pollinisation croisée qui règne dans le milieu musical.« Cela m’a permis de réaliser que la musique de Tigran n’est en réalité pas arménienne », déclare Basile Tornare. « C’est la musique de Tigran. Elle inclut des éléments de la culture arménienne, mais c’est sa musique. Dans ce cas, il s’agit plus précisément de la musique du Tigran Hamasyan Quintet. »
En comparant les versions de Hov Arek de 1912 et de 2014, Basile et Léandre ont compris comment le Tigran Hamasyan Quintet s’est affranchi de la sonorité arménienne traditionnelle, par exemple en ajoutant des éléments électroniques à la chanson. Ils ont ainsi pu montrer à quel point la musique traditionnelle a évolué. Or cette évolution ne permet pratiquement plus d’affecter un type de musique ou une chanson à un genre spécifique.
« Ce n’est ni de la musique arménienne, ni du jazz ni de la musique électronique », précise Léandre Guy. « Il est impossible de la ranger dans un genre. C’est vraiment une musique inclassable. »
Source: EPFL Ce contenu est distribué sous les termes de la licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Vous pouvez reprendre librement les textes, vidéos et images y figurant à condition de créditer l’auteur de l’oeuvre, et de ne pas restreindre son utilisation. Pour les illustrations ne contenant pas la mention CC BY-SA, l’autorisation de l’auteur est nécessaire.
- Contact
- EPFL CH-1015 Lausanne
- +41 21 693 11 11