Comment restaurer un objet iconique de l’architecture moderne? En retraçant l’histoire de l’appartement-atelier de Le Corbusier, deux chercheurs de l’EPFL ont relevé le défi. Leur ouvrage propose des recommandations basées sur des sources inédites de l’architecte suisse. Son vernissage se tiendra le 7 mai à l’EPFL.
«C’était un péril pour moi d’aller habiter ma propre architecture. Au vrai, c’est magnifique». C’est en ces termes que Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, s’adresse à sa mère dans une lettre en date du 29 avril 1934. Le célèbre architecte vient d’emménager au dernier étage d’un immeuble qu’il a lui-même a conçu à Paris, 24, Rue Nungesser et Coli, proche du Bois-de-Boulogne. C’est par cette phrase que s’ouvre également l’un des chapitres d’une publication de l’EPFL consacrée à l’appartement qui fut, de 1934 à 1965, un lieu d’expérimentations en tous genres pour l’architecte suisse en plus d’être son atelier de peinture.
Ses auteurs, Giulia Marino et Franz Graf, sont tous deux chercheurs au Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM). Mandatés par la Fondation Le Corbusier, avec le soutien de la Getty Foundation dans le cadre du programme Keeping It Modern, Architecture Conservation Grant, ils ont reçu comme mission de présenter une liste de lignes directrices pour la restauration totale de ce lieu unique dans le but de l’ouvrir au public. Pour s’acquitter de cette tâche, ils ont travaillé sur des sources inédites qu’ils publient et citent dans leur ouvrage : photos, correspondance et témoignages de proches de l’architecte, entre autres.
L’appartement était un véritable champ d’expérimentations pour l’architecte suisse. Ses murs renferment donc un mélange des styles, allant de 1930 aux années 1960, passant d’un intérieur «puriste» à une ambiance «brutaliste», Le Corbusier n’ayant eu de cesse d’adapter son intérieur et les matériaux de son appartement au gré des expérimentations architecturales qui traversent son oeuvre. A quelle période se référer? Que conserver? A quoi renoncer? Que raconter? Telles sont les innombrables questions auxquelles se sont confrontés les chercheurs, conscients de s’attaquer à un véritable mythe. Quitte à devoir, par moment, l’écorner. Les explications de Giulia Marino avant le vernissage de leur ouvrage le 7 mai et la réouverture de l’appartement-atelier au public au mois de juin 2018.
Quels choix de muséographie s’offrent au restaurateur, face à l’appartement d’un architecte célèbre?
Les exemples existants sont nombreux. On peut par exemple reconstituer les intérieurs, donnant l’impression que l’architecte vient de sortir. C’est le cas de l’appartement d’Ernö Goldfinger, que nous avons visité à Londres. Ici, on pousse le concept jusqu’à présenter en cuisine des haricots en boîte et une bouteille de Ketchup! Avec le risque de donner aux lieux un effet Musée Grévin... A l’extrême inverse, le bureau de l’architecte milanais Vico Magistretti accueille aujourd’hui un lieu d’exposition et les bureaux des collaborateurs de sa fondation, tout en gardant certains aménagements d’origine. Dans d’autres cas, les intérieurs sont laissés entièrement vides, comme dans la Villa Savoye de Le Corbusier (dans les Yvelines, ndlr).
Quelle est la singularité de l’appartement-atelier de Le Corbusier?
C’est un manifeste, une concentration unique de ses inventions, à l’image du brise-soleil, chargé de protéger de la lumière, et de l’éclairage indirect ou encore du Modulor, qui apparaît sous la forme d’un vitrail intégré dans la baie vitrée de la salle à manger. Cette invention visait à dimensionner, entre-autres, ses célèbres «Unités d’habitation» sur la base de proportions symbolisées par une silhouette humaine. Nous avons aussi compris que Le Corbusier avait originellement revêtu certains plafonds et parois de chêne contre-plaqué pour dissimuler les traces des infiltrations d’eau du toit, liées à un problème d’étanchéité... C’est assez ironique, quand on pense que ce type de revêtement est devenu par la suite un composant très apprécié de l’architecture moderne! Déontologiquement, il nous est paru impossible de défendre une époque plutôt qu’une autre. Nous avons donc proposé de conserver le palimpseste d’époques dans lequel Le Corbusier a laissé son appartement.
Comment les sources inédites que vous avez consultées vous ont aidés à formuler vos recommandations?
L’appartement a été beaucoup photographié, mais beaucoup d’images n’étaient pas datées. Nous avons donc dû trouver des stratégies pour les classer chronologiquement, en étudiant par exemple les oeuvres d’art présentes sur les images. En comparant ces centaines photographies, nous avons vu les lieux évoluer au fil des décennies, des meubles, des matériaux et des oeuvres d’art apparaître puis disparaître, mais aussi certains éléments traverser toutes les époques, à l’image d’une paroi peinte en rouge du salon et de l’emplacement de certains objets ou tableaux. Le Corbusier était un peintre, mais aussi un collectionneur. Selon nous, placer des objets opportunément choisis (tableaux, tapis, sculptures) aux endroits stratégiques qui en ont toujours eus est indispensable pour donner des clés de lecture aux visiteurs sur l’occupation des lieux mais aussi sur l’architecture. Nous avons également étudié sa correspondance, ses factures et l’impact des innombrables interventions qui se sont succédées après le décès de l’architecte. Des interventions pas toujours heureuses. Nos études ont aussi intégré des recommandations sur les études complémentaires à entreprendre avant le chantier de restauration, par exemple la stratigraphie de couches de peintures pour en connaître toutes les différentes teintes, car les images noir-blanc ne nous permettent pas de le savoir précisément. Mais il revient désormais aux architectes-restaurateurs et aux muséographes de considérer ces lignes directrices, en tenant compte de la sécurité des lieux, et pour mettre en scène une visite stimulante autant pour les scientifiques que pour un public plus large.
L’appartement-atelier est-il à l’image du quotidien Le Corbusier?
L’appartement était effectivement adapté à la vie du couple de l’architecte, qui n’avait pas d’enfant. Il était divisé en deux parties, séparées par deux portes pivotantes, avec d’un côté l’atelier de peinture de Le Corbusier et, de l’autre, les pièces de vie, le salon, les chambres, la cuisine, la salle à manger. Une belle terrasse se trouve sur le toit de l’immeuble. Une multitude d’anecdotes concernent son épouse à qui, selon ses proches collaborateurs, Le Corbusier interdisait d’accéder à son atelier. Le Corbusier lui-même raconte que ce serait suite à une plainte d’Yvonne, qui estimait vivre «comme dans une caserne», une expression que nous avons retrouvée dans sa correspondance, qu’il aurait développé le principe de l’éclairage indirect, en projetant de la lumière artificielle sur un mur coloré. Une invention devenue iconique dans son oeuvre et bien au-delà.
Vernissage et conférence "Les multiples vies de l’appartement-atelier de Le Corbusier"
Présentation du 2ème numéro des Cahiers du TSAM , Introduction de Christine Mengin, secrétaire générale de la Fondation Le Corbusier
Lundi 7 mai 2018 - 18h30, Project Room, bâtiment SG , EPFL.
Références
Giulia Marino, Franz Graf, 1931-2014: Les multiples vies de l’appartement-atelier Le Corbusier, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2017.
Retrouver l’essence de Le Corbusier dans son appartement-atelier
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