Le programme de recherche GreenFjord vise à comprendre l’impact du changement climatique dans le sud du Groenland. Après une première saison intense passée sur le terrain, les scientifiques ont noué des liens étroits avec la population et s’attèlent désormais à l’analyse de millions de données.
Julia Schmale travaille habituellement dans des environnements aussi extrêmes que solitaires. La chercheuse a ainsi passé ces dix dernières années soit sur une île inhabitée de l’Antarctique, avec l’océan polaire à perte de vue, soit à bord de brise-glaces qui avancent dans l’océan Arctique. Les choses ont radicalement changé pour elle en 2022. Après avoir formé un consortium d’expertes et d’experts autour d’un programme de recherche appelé GreenFjord, elle remporte cette année-là un concours du Swiss Polar Institute (SPI), qui transforme sa proposition en un programme de recherche phare d’une durée de quatre ans. Le «GreenFjord Project» était né.
Approche holistique
Alors que le sud du Groenland est très exposé au changement climatique, de nombreuses inconnues demeurent quant à l’impact de cette exposition sur ses écosystèmes. La région est complexe, car elle réunit un glacier, une chaîne de montagne et un ensemble de fjords qui se jettent dans l’océan. Sa population, qui vit principalement de la pêche, de l’élevage de rennes, de l’agriculture et du tourisme, est très vulnérable face aux perturbations climatiques potentielles qui affectent tous les aspects de la vie quotidienne. Au coeur du projet se trouvent en outre deux systèmes de fjords, l’un où la glace rejoint l’eau et l’autre où la glace s’est tellement retirée qu’elle se termine sur la terre ferme. Ce dernier système de fjords illustre bien l’avenir.
En tout, le programme comprend six groupes de recherche, 50 scientifiques et une douzaine d’institutions suisses et étrangères (voir encadré). «Les effets des dérèglements climatiques sont trois à quatre fois plus accentués au Groenland qu’ailleurs dans le monde», rappelle la chercheuse, dont le Laboratoire de recherche sur les environnements extrêmes est membre du Pôle de recherche sur les environnements alpins et extrême (ALPOLE), à l’EPFL Valais Wallis. «Il est primordial de comprendre et d’anticiper les processus de transformation de l’environnement, afin de nous préparer aux conséquences, qui consistera à nous adapter. En fin de compte, ce qui se passe dans cette partie du monde nous concerne toutes et tous».
Dans la vie quotidienne
De mai à septembre 2023, une campagne de récolte de millions de données a pris place. En tout, une cinquantaine de scientifiques s’est rendue sur le terrain, avec un bilan très positif à la clef. Julia Schmale a fait de la station de recherche internationale de Narsaq (NIRS), située dans un village groenlandais de 1300 âmes, la plaque tournante du programme de recherche GreenFjord. Durant leur travail sur le terrain, les scientifiques ont logé dans la station ou dans des maisons typiques de la région, en bois coloré. Elles et ils se sont immergés dans la vie quotidienne du village, qui tourne principalement autour de l’agriculture, d’un abattoir, de la pêche, d’une école, d’une caserne de pompiers et de services communautaires liés aux transports. Dans le village, tout le monde se connaît et se salue dans la rue. Un changement total d’ambiance pour la chercheuse.
Océan, terre et icebergs
Plusieurs groupes de recherche ont exploré les deux fjords en utilisant des navires de recherche groenlandais, l’Adolf Jensen et le RV Sanna. Les scientifiques ont évalué la dynamique globale du terrain, les variations de température et de nutriments, le stockage des gaz à effet de serre dans l’eau, à l’exemple du méthane, et la biodiversité des fjords. Un autre groupe a placé un câble à fibre optique au fond de l’océan afin de pouvoir «écouter» le glacier marin, en particulier pour documenter la perte de masse lorsqu’un iceberg se détache. Dans ce but, le groupe de recherche a aussi installé un radar, des sismographes et des caméras time-laps.
Suivre la poussière
Plusieurs équipes ont récolté des échantillons de sol, d’eau et de sédiments de ruisseaux alimentés par les glaciers en collaboration avec un groupe qui, de son côté, a pris des mesures détaillées de la poussière qui s’accumule en raison du recul des glaciers. Ces mesures sont liées au projet Eco-Plains, une recherche interdisciplinaire menée à la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). Ce projet annexe est dirigé par Julia Schmale en collaboration avec Ianina Altshuler, professeure assistante tenure track, et Devis Tuia, professeur associé à la Faculté ENAC.
Les scientifiques ont également installé trois stations météorologiques, l’une près de la côte et deux autres à l’intérieur des terres. Dotées d’instruments permettant de récolter des particules d’air, y compris des poussières, ces stations visent à mesurer la façon dont les poussières s’élèvent dans l’air. Un phénomène crucial, comme l’explique Julia Schmale: «La poussière peut altérer le processus de formation des nuages et entraîner des changements dans le régime pluvial. Lorsque les particules de poussière se déplacent du sol vers l’atmosphère, elles peuvent agir comme des graines pour la formation de cristaux de glace et influencer la formation des nuages.»
Un séquençage ADN sera effectué non seulement sur les échantillons récoltés sur le sol, mais aussi sur des échantillons prélevés dans la glace, l’air et l’eau, afin d’évaluer l’état de la biodiversité en termes de plantes, d’animaux et de micro-organismes et d’obtenir une image complète de la biodiversité de la région.
Au-dessus des nuages et du brouillard
Pour Julia Schmale et son équipe, impossible d’échapper aux regards curieux des habitantes et des habitants, face au déploiement de son matériel servant à mesurer la composition de l’air: un grand ballon rouge et blanc, relié au sol par des cordes et arborant fièrement le logo de l’EPFL. Le ballon a plané au-dessus du village durant huit semaines, transformant son envol quasi quotidien en performance théâtrale. «Une fillette du village a commencé spontanément à venir chaque matin nous aider à en dénouer les noeuds et à dérouler les cordes avant le lancement», explique la chercheuse. L’instrument traverse les nuages et vole au-dessus du brouillard, qui est très présent dans la région, en raison de la présence des fjords. Les particules d’aérosols observées grâce au ballon doivent permettre aux scientifiques de déterminer si la formation des nuages et du brouillard provient d’activités humaines ou si elle est liée aux émissions naturelles du fjord ou à la poussière de glace.
Rencontres et présentation
Cette année, l’équipe scientifique a décidé d’ouvrir un compte Facebook au nom du projet, le réseau social étant très utilisé sur place. A travers cette page, elles et ils ont invité la population à assister au déploiement du ballon et à présenter les raisons de leur présence dans leur village. «Des personnes de toutes les générations sont venues nous rendre visite, des élèves de l’école voisine aux personnes à la retraite», indique Julia Schmale. «Ces rencontres nous ont permis d’acquérir leur confiance. Je crois qu’ils étaient fiers que leur village ait pu accueillir cette recherche. Nous avons aussi lancé un concours pour baptiser notre ballon. Le terme Nattoralik a gagné. Il signifie en groenlandais: grand aigle blanc marin!»
En raison des feux de forêt canadiens de juillet, le ciel s’est soudainement assombri au-dessus du village. Là aussi, les scientifiques ont pu fournir des explications précises à la population sur les événements en cours et son impact sur l’atmosphère, via la page Facebook du projet.
Paysage et identité
Dans le volet sociologique, l’équipe en charge d’interviewer la population de Narsaq a effectué des promenades commentées au cours desquelles les habitantes et habitants ont expliqué leurs perceptions et l’importance historique des caractéristiques du paysage. Les scientifiques ont également organisé un concours photos dans lequel la population était invitée à illustrer ce qui définissait leur paysage et à se projeter dans le changement: «Le recul des glaciers signifie qu’il n’y aura probablement plus beaucoup d’icebergs dans le futur, ce qui bouleversera complètement l’identité du paysage au niveau local», souligne Julia Schmale.
Analyse de données et retours
Le projet GreenFjord a fait l’objet d’un grand article dans le média national du Groenland cet été. Une forme de reconnaissance envers le travail de terrain effectué sur place, mais aussi un rappel de la responsabilité des scientifiques envers la population groenlandaise. L’équipe consacrera les prochaines années du projet à la compilation et à l’analyse des nombreuses données qu’elle a recueillies et qu’elle doit encore produire à partir d’analyses en laboratoire. Ensuite, Julia Schmale et les responsables du projet GreenFjord retourneront à Narsaq pour présenter les principaux résultats de leurs recherches. «Grâce à nos efforts interdisciplinaires, nous serons en mesure de mieux évaluer l’impact de la hausse des températures, celui du recul des glaciers et l’évolution de la dynamique des fjords sur les moyens de subsistance de la population. Ces données nous donneront également des indications importantes sur l’évolution de régions de fjords similaires à celle-ci dans l’Arctique, à l’exemple du Svalbard, ce qui permettra d’élaborer de meilleurs scénarios non seulement sur l’évolution de l’Arctique, mais aussi sur son impact sur le climat à l’échelle mondiale», conclut Julia Schmale.