Si le cerveau est un outil d’une incroyable puissance, cela ne l’empêche pas de fonctionner de manière un peu anarchique. Il est en effet victime d’un important bruit de fonds qui caractérise l’activité des neurones. On a longtemps pensé que cette inconstance neuronale était une clé de la variabilité comportementale. Une équipe de chercheurs propose une hypothèse alternative. Cette variabilité comportementale ne serait en fait que le miroir de notre ignorance face au monde qui nous entoure.
Même s’il est l’un des meilleurs joueurs de tennis de tous les temps, Roger Federer est incapable de renvoyer de façon exactement identique une balle qui lui arrive selon les mêmes conditions. Cette variabilité comportementale est le fait du bruit qui caractérise l’activité de notre encéphale. Un bruit? «C’est ainsi que l’on évoque le fait que les neurones, face au même stimulus, ne répondent jamais deux fois de la même façon, explique Alexandre Pouget, professeur au Département des neurosciences fondamentales de l’UNIGE. Si le même phénomène caractérisait nos ordinateurs, ceux-ci seraient tout simplement incapables de fonctionner. Pourtant, notre cerveau sait réfléchir, agir et s’adapter.»
Une théorie remise en cause
Ce bruit neuronal, cette variabilité dans la réponse des neurones, passionne les spécialistes depuis une bonne trentaine d’années. Ceux-ci, à défaut de disposer de résultats expérimentaux sans ambiguïté, sont condamnés aux conjectures. L’une des explications théoriques dominantes repose sur l’hypothèse selon laquelle, si les neurones sont peu fiables, c’est qu’ils sont soumis à des fluctuations aléatoires, lesquelles produiraient la variabilité comportementale. Un peu comme la mauvaise qualité des composants électroniques d’un téléphone portable provoque une piètre qualité de communication.
Voilà plusieurs années qu’Alexandre Pouget doute de cette hypothèse. Selon lui, si ce bruit était à l’origine de la variabilité comportementale, on ne devrait pas observer de différences entre la dextérité des deux mains. En effet, les mains droites et gauches sont contrôlées respectivement par l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit. Si la variabilité des neurones expliquait la variabilité comportementale, la précision des mouvements des deux mains devrait être comparables car les deux hémisphères utilisent les mêmes types de neurones, avec les mêmes niveaux de bruit.
Or ce n’est manifestement pas le cas. Un joueur de tennis droitier est plus à même de répéter le même revers plusieurs fois de suite avec sa main dominante plutôt qu’avec l’autre. La différence de dextérité entre les deux mains est due en réalité à la différence de qualité des algorithmes neuronaux qui les contrôlent, et non au bruit. En effet, l’utilisation répétée de la main droite pendant plusieurs années permet au cerveau gauche de développer des algorithmes de contrôle particulièrement sophistiqués. Pour le spécialiste genevois, la variabilité comportementale ne serait donc pas liée au manque de fiabilité des neurones, mais à la relative ignorance de chaque individu face à son environnement et aux réponses à apporter aux stimuli qui en émanent.
Un oeil très médiocre
Il n’en reste pas moins que les données expérimentales indiquent clairement l’existence de ce bruit neuronal. A titre de comparaison, la présence de telles fluctuations dans un ordinateur empêcherait purement et simplement ce dernier de fonctionner de façon fiable. Comment se fait-il dès lors que ce bruit, dans le cerveau, ait si peu d’influence sur le comportement des animaux? «C’est sans doute parce que ce sont des dizaines de milliers, voire des millions de neurones, et non un seul, qui s’occupent de gérer une tâche, précise Alexandre Pouget. La maîtrise d’un geste précis est rendue possible par le fait que cette multitude neuronale donne, en moyenne, une réponse de moins en moins variable. Il y a donc quelque chose de profondément statistique dans l’apprentissage.
Cette façon d’expliquer la variabilité comportementale expliquerait également un autre fait qui étonne les biologistes: la relative médiocrité de nos organes sensoriels. La lentille de l’oeil humain est à l’optique ce que le fastfood est à la gastronomie. La qualité de l’optique d’un appareil photo de smartphone est ainsi bien supérieure à celle de l’oeil humain. Dans ce cas, pourquoi l’évolution ne nous a-t-elle pas doté d’yeux infiniment plus efficaces?
Selon le professeur de l’UNIGE, cette médiocrité serait la marque que l’évolution s’est arrêtée quand la qualité sensorielle a égalé la qualité du traitement de l’information sensorielle par les circuits neurones. En effet, à quoi servirait-il de coupler un appareil photo numérique doté de milliards de pixels à un ordinateur qui serait incapable de traiter une telle masse d’informations’ Bien que formidablement efficace, notre cerveau n’en est pas moins imparfait.