Une équipe internationale de scientifiques a identifié pour la première fois une source de neutrinos de haute énergie, des particules fantômes qui voyagent sans entrave sur des milliards d’années-lumière.
D’où viennent les rayons cosmiques? Et comment leurs particules sont-elles accélérées jusqu’à des niveaux d’énergie impossibles à reproduire sur Terre - Difficile de le savoir, tant ils sont affectés par les champs magnétiques qu’ils traversent en voyageant dans l’espace. Mais les sources qui les produisent émettent aussi des neutrinos de haute énergie, des particules «fantômes» sans charge et presque sans masse. L’un d’eux, de très haute énergie (environ 300 TeV) et détecté au pôle sud par l’observatoire IceCube, a permis de pointer un trou noir très massif comme source. Suite à l’annonce de la détection de ce neutrino par IceCube, un projet international réunissant plus de 300 scientifiques venus de 49 institutions dont l’Université de Genève (UNIGE), les observations menées par des télescopes à rayons gamma, sur Terre et en orbite, ont révélé un trou noir dans une phase active, dans une direction compatible avec le neutrino. En analysant les données historiques collectées par IceCube, une équipe de l’UNIGE a pu apporter une confirmation supplémentaire. Cette découverte fait l’objet de deux articles publiés par la revue Science.
Le 22 septembre 2017, l’observatoire de neutrinos IceCube, un gigantesque détecteur d’un kilomètre cube enfoui sous les glaces du pôle sud à la station Amundsen-Scott, détectait la collision d’un neutrino de haute énergie avec un noyau atomique. «Un seul sur les millions qui ont dû atteindre la surface de l’Antarctique ce jour-là, tant ces particules sans charge, presque sans masse, indifférentes aux champs magnétiques et presque sans interactions avec la matière, sont difficiles à observer», explique Teresa Montaruli, professeure au Département de physique nucléaire et corpusculaire de la Faculté des sciences de l’UNIGE et membre de l’expérience IceCube.
L’événement est aussitôt partagé avec la communauté des astronomes et leurs batteries de télescopes, sur Terre et en orbite, dans l’espoir de résoudre une des plus anciennes énigmes de l’Univers: d’où viennent les rayons cosmiques - détectés pour la première fois par les physiciens austro-américain Victor Hess et suisse Albert Gockel il y a plus d’un siècle - et les particules de haute énergie qui nous arrivent continuellement de l’espace’ Et par quoi sont-ils engendrés?
Une forte éruption de rayons gamma
En croisant les données d’IceCube avec celles des observatoires de rayons gamma, les télescope spatiaux Fermi et AGILE et le Major Atmospheric Gamma Imaging Cherenkov Telescope (MAGIC) dans les îles Canaries, auxquels participe également l’ETHZ, les chercheurs ont pu identifier la source du neutrino détecté le 22 septembre. C’est un objet de type «blazar», un trou noir très massif et en rotation rapide situé au centre d’une galaxie spirale avec son jet de particules en direction de la Terre. Il se trouve à environ 4 milliards d’années-lumière de la Terre et est connu par les astronomes sous le nom de TXS 0506+056. Concrètement, le télescope spatial Fermi et AGILE ont identifié une forte éruption de rayons gamma à la date et dans la direction de la source indiquée par le neutrino. Un suivi ultérieur par MAGIC a détecté des rayons gamma d’énergies encore plus élevées. Des scientifiques du Département d’astronomie de de la Faculté des sciences de l’UNIGE, qui participent à l’expérience INTÉGRAL, ont également mené des observations également reprises dans Science.
L’ère de l’astrophysique multi-messagers
La seule observation des rayons cosmiques n’aurait pas suffi à identifier cette source : constitués de particules chargées, les rayons cosmiques sont affectés par les champs magnétiques qu’ils traversent, déformant leur trajectoire et interdisant de remonter à leur origine. Mais les accélérateurs cosmiques qui les produisent engendrent aussi des rayons gamma et des neutrinos de haute énergie qui voyagent à travers l’espace sans subir la moindre influence et offrent aux scientifiques un pointeur presque direct vers leur source. «En combinant observation des neutrinos et des rayons gamma, nous entrons dans l’ère de l’astrophysique multi-messagers», s’enthousiasme Teresa Montaruli. Les observations menées ont aussi été corroborées par d’autres instruments, y compris des télescopes optiques et des radiotélescopes.
Ces observations font de TXS 056+056 l’une des sources les plus lumineuses de l’univers connu, un véritable «moteur cosmique» suffisamment puissant pour accélérer les rayons cosmiques et produire les neutrinos de haute énergie qui leur sont associés. Les rayons cosmiques sont les particules les plus énergétiques jamais observées, une énergie jusqu’à cent millions de fois supérieures à celles des particules du LHC au CERN, le plus puissant accélérateur de particules d’origine humaine. Comprendre comment elles sont créées intéresse donc non seulement l’astronomie, mais aussi la physique des particules et des plasmas.
Une confirmation par l’analyse statistique
Le groupe de Teresa Montaruli a mené une analyse statistique des données historiques collectées par IceCube et a découvert qu’une douzaine de neutrinos de haute énergie, détectés à la fin de 2014 et au début de 2015, coïncidaient avec le même blazar. Cette analyse s’appuie sur la thèse de doctorat défendue à Genève par Asen Christov et sur les travaux subséquents menés par Imen Al Samarai, postdoctorante au Département de physique nucléaire et corpusculaire de l’UNIGE et corresponding author de l’un des deux articles publiés par Science.
L’observation d’un excès de neutrinos en 2014-2015 par rapport au bruit de fond dû aux neutrinos atmosphériques est une confirmation indépendante qui renforce considérablement l’hypothèse selon laquelle TXS 0506+056 est le premier accélérateur connu des neutrinos et des rayons cosmiques de haute énergie. «Les preuves de l’observation de la première source connue de neutrinos à haute énergie et de rayons cosmiques sont convaincantes», affirme Francis Halzen, professeur de physique à l’Université du Wisconsin-Madison et responsable scientifique de l’observatoire IceCube Neutrino. «De telles percées ne sont possibles que si l’on s’engage à long terme dans la recherche fondamentale» souligne pour sa part France Córdova, directrice de la National Science Foundation (NSF) qui soutient l’observatoire IceCube et la IceCube Collaboration, une équipe internationale comptant plus de 300 scientifiques venus de 49 institutions dans 12 pays différents.
Le plus grand détecteur au monde
La détection des neutrinos de haute énergie nécessite un détecteur de particules imposant et IceCube est, en volume, le plus grand au monde. Encapsulant un kilomètre cube de glace vierge à une profondeur d’un mile sous la surface du pôle Sud, il est composé de plus de 5 000 capteurs de lumière disposés en grille. Lorsqu’un neutrino interagit avec le noyau d’un atome, il produit une particule chargée qui, à son tour, génère un cône caractéristique de lumière bleue capté par IceCube et cartographié à travers la grille du détecteur. Parce que la particule chargée et la lumière qu’elle génère préservent la direction du neutrino, elles donnent aux scientifiques un chemin à suivre jusqu’à sa source.
IceCube surveille en permanence le ciel, y compris à travers la Terre jusqu’à l’hémisphère Nord, et détecte un neutrino toutes les quelques minutes. La plupart des neutrinos qu’il détecte sont cependant de faible énergie, créés par des phénomènes plus courants, comme les averses de particules subatomiques provenant de particules de rayons cosmiques qui heurtent des noyaux atomiques dans l’atmosphère terrestre.