Le samarium 146 a une demi-vie de 103 millions d’années. Ou plutôt de 68 millions d’années. Ou ne serait-ce pas plutôt 98 millions d’années? Comme depuis les premières mesures dans les années 1950, les scientifiques parvenaient sans cesse à des résultats contradictoires. Pour les scientifique en astrophysique et en géochimie, cela représente un gros problème: ils ont besoin d’une valeur aussi précise que possible de la demi-vie du samarium 146 pour expliquer la formation des astéroïdes et des planètes, ou encore pour dater les roches. Leur interrogation est aujourd’hui résolue. Le samarium 146 a une demi-vie de 92 millions d’années, ce qui correspond parfaitement aux datations de météorites et d’échantillons lunaires.
Le résultat le plus précis à ce jour
Tel est le résultat auquel est parvenue une équipe de scientifiques à l’Institut Paul Scherrer PSI à Villigen et à l’Université nationale australienne à Canberra. «Notre résultat est le plus précis à ce jour», souligne Dorothea Schumann, qui a dirigé cette équipe. Les pairs qui ont évalué ce travail confirment: «Il s’agit d’un travail remarquable, d’une sorte d’’oeuf de Colomb’», ont-ils relevé. Ces experts ont tout particulièrement soulignée le fait que la publication décrit l’ensemble des étapes de manière compréhensible et, ce faisant, explique l’intégralité du résultat. «Je suis impressionné par la documentation détaillée et la quantification des artefacts possibles», mentionne l’un d’eux dans ce rapport d’experts.Cette remarque a de bonnes raisons d’être. En 2012, une équipe du Japon, d’Israël et des Etats-Unis avait publié une valeur étonnamment basse pour la demi-vie du samarium 146: 68 millions d’années, avec une incertitude de 7 millions d’années. Cela avait suscité la consternation chez les scientifiques en géosciences du monde entier, car cette valeur ne correspondait ni aux expériences plus anciennes ni aux données de mesure des météorites utilisées pour dater la formation de notre système solaire. Comme personne ne pouvait prendre de décision définitive quant au résultat correct, une équipe d’experts avait recommandé de simplement utiliser en parallèle cette nouvelle valeur et celle connue précédemment: une situation intenable pour les scientifiques. Pour les roches lunaires, on obtient par exemple des différences de 90 millions d’années, ce qui correspond à environ 35% de leur âge de formation. La délivrance est venue en 2023: les auteurs ont réussi à identifier une inexactitude lors d’une étape de la fabrication des échantillons et ont donc retiré leur travail.
Problème juste repoussé
Mais cela ne faisait que repousser le problème. En géosciences, on avait toujours besoin d’une valeur plus précise pour la demi-vie du samarium 146 et d’autres isotopes radioactifs qui jouent un rôle important dans la datation des planètes. Tous ces isotopes ont en commun le fait d’avoir des demi-vies de plusieurs dizaines de millions d’années. C’est le temps qu’il faut pour que la moitié de la substance radioactive se désintègre. Dans le cas du samarium 146, il s’agit d’un émetteur alpha pur: l’atome émet un noyau d’hélium-4 et se désintègre en néodyme 142. Comme l’on ne peut évidemment pas attendre des millions d’années pour qu’une quantité significative d’une substance se désintègre, il faut d’autres méthodes qui permettent d’obtenir un résultat plus rapidement.En théorie, c’est très simple. Pour déterminer la demi-vie de n’importe quel isotope radioactif, il suffit «juste» de déterminer le nombre d’atomes dans l’échantillon et leur activité, autrement dit leur taux de désintégration. Le quotient donne alors la demi-vie à un facteur constant près, le logarithme naturel de 2. Mais «juste» est ici un adverbe beaucoup trop optimiste. Car la détermination exacte des deux valeurs est compliquée et pavée d’embûches expérimentales. Or l’équipe a trouvé des solutions à tous ces défis.
L’expérience s’est articulée en trois parties. Première étape: l’obtention de quantités suffisantes de samarium 146, un isotope qui n’existe pas sur Terre. Des échantillons de tantale irradiés à la source de neutrons de spallation suisse SINQ du PSI se sont avérés être le matériau de départ parfait. Une série de procédés de séparation chimique hautement sélectifs a permis d’obtenir la solution extrêmement pure d’un composé de samarium pour la fabrication d’un échantillon très fin pour mesurer l’activité. Une partie de la solution a été déposée sur une feuille de carbone de seulement 75 micromètres d’épaisseur.
Deuxième étape: la mesure de l’activité. L’échantillon de samarium ainsi préparé a été placé à une distance bien définie d’un détecteur de rayonnement alpha. L’épaisseur du dépôt de samarium ne dépassait pas une fraction de micromètre: il n’arrêtait donc pas les particules alpha. La détermination de l’énergie a permis par ailleurs de savoir si une particule alpha provenait bel et bien de la désintégration du samarium 146. L’appareil a été calibré avec un échantillon très précis d’américium 241, produit par la Physikalisch-Technische Bundesanstalt à Brunswick, en Allemagne. En raison de la minuscule quantité de samarium - un seul grain de sucre glace pèse dix fois plus - l’équipe a dû effectuer des mesures pendant trois mois pour déterminer l’activité avec suffisamment de précision: celle-ci était de près de 54 désintégrations par heure.
Troisième étape: la détermination du nombre d’atomes. Là, les scientifiques du PSI et de l’Université nationale australienne ont analysé la composition d’une partie du matériau avec différents spectromètres de masse en comptant le nombre d’atomes de samarium 146 et de tous les autres isotopes du samarium présents dans l’échantillon. L’ajout de samarium naturel, qui ne contient pas de samarium 146, a également permis de déterminer la teneur exacte de tous les isotopes du samarium, y compris le samarium 146. Comme le mélange contenait encore un isotope artificiel supplémentaire de samarium qui émettait des rayons gamma, les scientifiques ont pu déterminer combien d’atomes de samarium 146 avaient été déposés sur la feuille mince. Le résultat: exactement 6,28 fois 1013 atomes ou seulement 0,000018 milligrammes d’oxyde de samarium (146Sm2O3). Par ailleurs, l’équipe ne pouvait pas simplement prétendre au haut degré de pureté de l’échantillon, elle devait également en apporter la preuve par le biais de mesures supplémentaires. «C’est la spécialité de notre laboratoire au PSI et c’est un point que les experts chargés de revoir notre article ont particulièrement relevé dans notre publication», relève Rugard Dressler du Laboratoire de radiochimie.
Une fois les défis expérimentaux relevés, le reste a été résolu à la calculatrice. Résultat pour la demi-vie du samarium 146: 92,0 ±2,6 millions d’années.
Possible uniquement au PSI
La mesure était réalisable uniquement au PSI grâce à l’initiative ERAWAST (Exotic Radionuclides from Accelerator Waste for Science and Technology), un projet de longue durée soutenu par le Fonds national suisse, qui réutilise les déchets radioactifs issus des accélérateurs du PSI à des fins de recherche. L’accélérateur de protons et la source de neutrons de spallation suisse SINQ du PSI génèrent nombre d’isotopes radioactifs dans différentes réactions nucléaires. La plupart d’entre eux ne font que gêner par leur désintégration radioactive et sont donc classifiés comme déchets radioactifs. D’autres, en revanche, sont extrêmement rares et très prisés en recherche fondamentale. Au cours des 15 dernières années, les scientifiques du groupe de travail Isotopes et chimie cible au Laboratoire de radiochimie, emmenés par Dorothea Schumann, cheffe de projet, initiatrice de l’initiative ERAWAST et coauteure de l’article sur le samarium, ont développé des techniques dans le cadre de ce projet pour séparer chimiquement nombre d’isotopes intéressants des déchets et produire des échantillons extrêmement purs. «C’était le seul moyen d’obtenir une quantité suffisante de samarium 146 pour déterminer avec précision les demi-vies, explique Zeynep Talip, qui dirige désormais le groupe de travail et est également coauteure de la publication sur le samarium. Cette possibilité n’existe nulle part ailleurs dans le monde.»Pour Rugard Dressler, le travail sur le samarium 146 est terminé pour l’instant. Pour d’autres scientifiques, en revanche, les choses ne font que commencer. «Il n’existe pas de valeur correcte pour la demi-vie du samarium-146, souligne ce physicien du Laboratoire de radiochimie. Notre résultat est certes très précis, mais il faudra maintenant que d’autres groupes le confirment et l’améliorent encore.»