Presque mort-né en 1948, l’actualité - peut-être plus que jamais - le rappelle sur le devant de la scène. Le droit à la science: quels en sont les enjeux et pourquoi peine-t-il tant à s’imposer dans l’arène sociale, politique et économique? La Professeure Samantha Besson explique.
Qu’est-ce que le droit à la science et pourquoi est-il important?Ce qu’on appelle aujourd’hui, pour simplifier, le «droit à la science» a été déclaré pour la première fois sur un plan universel en 1948. Il figure à l’article 27(1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme le droit de «participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent». Cette garantie est née d’une conviction commune des Etats, très forte au sortir de la guerre, selon laquelle la science devait être garantie juridiquement et institutionnellement comme une valeur en soi et protégée ainsi contre de nouvelles instrumentalisations juridiques ou politiques. Il s’agissait aussi, d’où l’importance de le faire par le biais de la protection la plus fondamentale dans un ordre juridique qui est celle des droits de l’homme, d’assurer par-là tant la promotion des bienfaits de la science que la protection contre ses effets néfastes. Malheureusement, les choses ne sont pas déroulées comme prévu.
Pourquoi?
Dès le début de la guerre froide, le consensus autour du droit à la science s’est fissuré. C’est à ce moment-là aussi d’ailleurs que les droits sociaux, économiques et culturels dont relève le droit à la science ont été détachés des droits civils et politiques et surtout que leur dimension collective indépendante a été remise en cause - et ce, tant à l’Ouest qu’à l’Est d’ailleurs. Le droit à la science n’a pas été épargné. C’est ce qui explique qu’au moment de sa garantie, cette fois de manière obligatoire, à l’art. 15(1)(b) du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966, la formulation du droit se soit muée en un droit de « bénéficier du progrès scientifique et de ses applications ». Si l’on compare cette formulation du droit à celle de 1948, on observe tout de suite que la dimension participative du droit à la science a disparu, comme sa dimension collective d’ailleurs.
Privé de ce qui faisait sa spécificité par rapport à d’autres droits, le droit de l’homme à la science est alors peu à peu tombé dans l’oubli. Rien ne s’opposait plus, en droit international des droits de l’homme du moins, à une ré-instrumentalisation de la science, économique notamment, à sa privatisation et au développement de ce que d’aucuns ont appelé une «économie de la recherche».
Pourtant, ces dernières années, les progrès technologiques se sont accélérés et leurs impacts sur nos vies sont très importants. Est-ce que la pertinence d’un tel droit n’est pas évidente aujourd’hui?
Effectivement, depuis une quinzaine d’années, on observe le retour d’interrogations et de craintes similaires à celles qui animaient les débats d’après-guerre au sujet du besoin de protection contre certains des effets néfastes de la science et contre son instrumentalisation. Les risques liés au développement rapide de nouvelles techniques scientifiques à haut risque (dont certaines sont sur le «radar» de la Fondation Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDA), comme l’édition génomique ou la géoingéniérie) sont désormais au coeur des préoccupations du public du fait de leur impact durable et, pour certaines, irréversible. Il faut aussi mentionner les mouvements de résistance qui s’organisent face à la privatisation de la science et en réaction à l’ampleur de l’emprise des droits de propriété intellectuelle sur le travail scientifique. On évoquera ici, parmi d’autres, les appels à la science «ouverte», à la science «citoyenne» ou «participative», ou encore à la science comme «bien public».
La pratique des Etats relative au droit à la science demeure toutefois encore embryonnaire, notamment en Europe et en général dans les pays occidentaux, et il est important de les amener à redécouvrir ce droit et à lui redonner toute son importance. Aux Nations Unies, ce travail de réactivation du droit de l’homme à la science a pris la forme de différentes recommandations et déclarations de l’UNESCO, de deux rapports de la Rapporteuse spéciale pour les droits culturels Farida Shaheed et de l’Observation générale no 25 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels.
Il faut se souvenir néanmoins que le droit de l’homme à la science ne s’est pas endormi tout seul: les raisons qui ont amené à l’amputer de sa dimension participative et collective sont encore bien présentes. D’ailleurs peut-être davantage dans un monde encore plus divisé qu’il ne l’était durant la guerre froide, dans un système scientifique désormais globalisé, et dans une économie qui repose largement sur l’innovation technologiques et les applications scientifiques.
Pourquoi la dimension participative du droit de l’homme à la science est-elle si importante ?
Cela tient au bien protégé: la science en tant que savoir est un bien public et, plus précisément, un bien public participatif. Comme la culture, en effet, c’est un bien dont la valeur réside dans la participation. Il ne peut être produit qu’avec la participation de toutes et tous et il n’est possible d’en profiter que collectivement. En fait, distinguer la «production» du bien de son résultat n’aurait pas beaucoup de sens: la science est un processus constant de création et de re-création. Même si certains individus peuvent bien entendu en tirer des profits individuels, il ne s’agit là que de bienfaits individuels diffus et dérivés d’une pratique participative principale qui n’a de valeur que si elle est collective.
Déclarer le droit de l’homme à la science comme droit de participer à la pratique scientifique en 1948, c’était donc déclarer un droit proprement collectif. Il faut comprendre ce terme comme recouvrant à la fois un droit individuel à exercer conjointement avec d’autres individus (comme le droit individuel de participer à la vie culturelle ou à la pratique démocratique) et un droit de certains groupes scientifiques, comme certaines communautés épistémiques ou certains peuples autochtones dont les savoirs sont protégés par le droit à la science.
Dernièrement, grâce à des événements, tels que le sommet annuel qu’organise GESDA et au cours duquel vous êtes intervenue, le droit à la science est revenu sur la table. Quel pourrait être le rôle de la Suisse dans ce débat à l’avenir?
Oui, absolument, et nous pouvons nous féliciter de ce retour du droit à la science dans le débat académique. Pour la suite et notamment pour passer du débat à l’action, il faut toutefois distinguer ce que la Suisse peut faire pour le droit à la science sur le plan international, par exemple à travers l’action de GESDA, de la protection du droit de l’homme à la science en droit suisse. Sur le premier point, c’est encore un peu tôt pour juger: un engagement fort pour le droit requiert un engagement clair de la Suisse en faveur de la création d’un cadre juridique et institutionnel international de protection de la science.
Sur le deuxième point, je ne suis pas très optimiste. La protection des droits sociaux et culturels dont relève le droit de l’homme à la science est notoirement insuffisante en Suisse. Ces droits sont souvent abordés comme programmatoires ou, du moins, sans effets directs, voire non justiciables. Leur dimension participative et donc collective est, en outre, systématiquement ignorée. La Suisse n’ayant pas ratifié le Protocole facultatif concernant le mécanisme de plainte individuelle devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, il ne nous est même pas possible de faire valoir les violations éventuelles du droit à la science devant ce Comité. La Suisse a d’ailleurs souvent été rappelée au bon respect de ses obligations de droit international par les organes des droits de l’homme des Nations Unies. Enfin, j’ajouterais que la relation entre l’économie de la recherche et la politique en Suisse est si forte que la perspective de voir se renforcer un droit de tous de participer également et activement à la pratique scientifique et un droit positif à être protégé contre certaines pratiques scientifiques néfastes est malheureusement peu réaliste. Il ne s’agit plus ici simplement de protéger la liberté de la recherche scientifique elle-même, même si cette liberté est, elle aussi, menacée et doit être activement protégée en droit suisse.
En Suisse, les citoyen·ne·s ont le droit de participer activement à la politique scientifique, notamment par l’instrument du vote. N’est-ce pas là déjà une forme de respect du droit de participer à l’organisation de la pratique scientifique et donc du droit de l’homme à la science?
Vous avez absolument raison. Et, sur ce point, la Suisse n’a rien à envier aux autres Etats dans lesquels les premiers «jurys citoyens en matière d’édition génomique» ont pu être organisés sous la forme d’assemblées purement délibératives et sans pouvoir de décision. Mais c’est peut-être d’ailleurs bien le problème aux yeux de certain·e·s: les initiatives ou référendums populaires concernant des objets scientifiques sont très fréquents en Suisse. Les enjeux juridiques de ces scrutins pour certaines sciences expérimentales ont parfois été très élevés, par exemple dans le cadre de votes sur des moratoires. Renforcer encore davantage ce droit de participation démocratique à l’organisation de la pratique scientifique en le fondant sur le droit de l’homme à la science ne ferait donc pas que des heureux·euses.
Et, pourtant, c’est l’une des forces du droit de l’homme à la science que de permettre d’aborder l’anticipation des risques de certaines pratiques scientifiques de manière beaucoup plus complète et moins négative, en y incluant aussi celle de l’anticipation des bienfaits de la science. A ce titre, la participation démocratique doit être envisagée aussi de manière constructive et bénéfique pour l’avenir de notre société. Elle permettrait notamment d’assurer davantage de transparence sur les recherches scientifiques en cours et de limiter les réactions de rejet et de peur que nourrit souvent l’anticipation scientifique.
Cette anticipation participative, tant positive que négative, est en fait une question de responsabilité commune. Cette responsabilité ne doit reposer entièrement ni sur les épaules des pouvoirs publics ni sur celles des scientifiques au nom de l’expertise et du manque de connaissances du public. Bien entendu, les rapports exacts qui doivent être noués entre science et démocratie sont discutés depuis fort longtemps en philosophie des sciences et en théorie démocratique. Il y aurait donc bien davantage à dire sur ce sujet...
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Samantha Besson est titulaire de la Chaire Droit international des institutions au Collège de France et professeure de droit international public et de droit européen à l’Université de Fribourg. Spécialiste de droit international et européen des droits de l’homme, elle est membre du Conseil scientifique de GESDA-Geneva Science and Diplomacy Anticipator depuis 2019. Depuis 2022, elle dirige aussi un projet de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique Institutionalizing the Human Right to Science à l’Université de Fribourg.
Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.