Une équipe de l’Université de Genève est parvenue à stocker un bit quantique durant 20 millisecondes, une durée encore jamais atteinte par une mémoire quantique solide.
Ordinateurs, smartphones, GPS: la physique quantique a permis de nombreuses avancées technologiques. Elle ouvre aujourd’hui de nouveaux champs de recherche dans le domaine de la cryptographie (l’art de coder des messages) dans le but de développer des réseaux de télécommunication ultrasécurisés. Un obstacle, toutefois: au bout de quelques centaines de kilomètres de voyage au sein d’une fibre optique, les photons qui convoient les qubits ou «bits quantiques» porteurs de l’information se perdent et disparaissent. Ils ont donc besoin de «répéteurs», sortes de «relais», qui reposent en partie sur une mémoire quantique. En parvenant à stocker durant 20 millisecondes un qubit dans un cristal faisant office de mémoire, une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) a établi un record mondial et franchi une étape majeure pour l’élaboration de réseaux de télécommunication quantique longue distance. Cette recherche est à découvrir dans la revue npj Quantum Information.
Développée au cours du XXe siècle, la physique quantique a permis de décrire les comportements des atomes et des particules ainsi que certaines propriétés du rayonnement électromagnétique. En rompant avec la physique classique, elle a engendré une véritable révolution et introduit des notions sans équivalents dans le monde macroscopique. A l’instar de la superposition, qui décrit la possibilité pour une particule de se retrouver à plusieurs endroits à la fois, ou de l’intrication, qui décrit la capacité de deux particules à s’affecter mutuellement de manière instantanée à distance (on parle d-«action fantôme à distance»).
Aujourd’hui, ces théories sont au coeur de nombreuses recherches en cryptographie. Les propriétés quantiques permettent en effet de garantir une authenticité et une confidentialité parfaites à une information (un qubit) portée par particules de lumière (un photon) et transmise entre deux interlocuteurs via fibre optique. Grâce au phénomène de superposition, l’émetteur sait immédiatement si le photon convoyant l’information a été intercepté.
Mémoriser le signal pour qu’il ne se perde pas
Un obstacle majeur empêche cependant le développement de systèmes de télécommunication quantique sur de longues distances: au-delà de quelques centaines de kilomètres, les photons se perdent et le signal disparaît. Ce dernier ne pouvant être copié ou amplifié - il perdrait l’état quantique qui garantit sa confidentialité - l’enjeu est de trouver le moyen de le répéter sans l’altérer en créant des «répéteurs» basés en partie sur une mémoire quantique.
En 2015, l’équipe de Mikael Afzelius, maître d’enseignement et de recherche au sein du Département de physique appliquée de la Faculté des sciences de l’Université de Genève (UNIGE), avait réussi à stocker un qubit porté par un photon durant 0,5 millisecondes au sein d’un cristal faisant office de «mémoire». Ce procédé avait permis au photon de transférer son état quantique aux atomes du cristal avant de disparaître. Le phénomène n’avait toutefois pas duré suffisamment longtemps pour permettre la construction d’un réseau plus vaste de mémoires, condition sine qua non au développement d’une télécommunication quantique longue distance.
Record de stockage
Aujourd’hui, dans le cadre du programme européen Quantum Flagship, l’équipe de Mikael Afzelius est parvenue à augmenter sensiblement cette durée en stockant un qubit durant 20 millisecondes. «Il s’agit d’un record mondial pour une mémoire quantique basée sur un système solide, en l’occurrence un cristal, se réjouit le chercheur. Nous avons même réussi à atteindre la durée de 100 millisecondes en admettant une petite perte de fidélité.» Comme lors de leurs précédents travaux, les scientifiques de l’Université de Genève ont utilisé des cristaux capables d’absorber la lumière puis de la réémettre, dopés à certains métaux appelés «terres rares» (ici de l’europium). Ces cristaux ont été maintenus à -273,15°(zéro absolu) car au-delà de 10° au-dessus de cette température, l’agitation thermique du cristal détruit l’intrication des atomes.
«Nous avons également appliqué un petit champ magnétique d’un millième de Tesla sur le cristal et utilisé des méthodes de découplage dynamique, qui consistent à envoyer des radiofréquences intenses sur le cristal. Ces techniques ont pour effet de découpler les ions de terres rares des perturbations de l’environnement et d’augmenter presque d’un facteur 40 les performances de stockage que nous connaissions jusque-là», explique Antonio Ortu, post-doctorant au sein du Département de physique appliquée de l’Université de Genève. Les résultats de cette recherche constituent une avancée majeure pour le développement de réseaux de télécommunication quantique longue distance. Ils ramènent également le stockage d’un état quantique porté par un photon à une échelle de temps qui peut être désormais appréciée par l’être humain.
Un système performant d’ici dix ans
Plusieurs défis devront toutefois encore être relevés. «Il s’agit à présent d’étendre encore le temps de stockage. En théorie, il suffirait d’augmenter la durée d’exposition du cristal aux radiofréquences mais, pour l’heure, des obstacles techniques à leur implémentation sur un temps plus long nous empêchent d’aller au-delà des 100 millisecondes. Il est toutefois certain que ces difficultés techniques pourront être résolues», indique Mikael Afzelius.
Les scientifiques devront également trouver le moyen de concevoir des mémoires capables de stocker plus d’un seul photon à la fois et ainsi disposer de photons «intriqués», gage de confidentialité. «L’objectif est de développer un système qui soit performant sur l’ensemble de ces points et qui puisse être commercialisé d’ici dix ans», conclut le chercheur.
22 mars 2022